bloc_article_content

La révolution haïtienne : symbole et héritage

Depuis plus de deux siècles, les événements reconnus aujourd’hui sous le nom de « Révolution haïtienne » ont fait l’objet de significations diverses selon les individus et les groupes. Pour la population noire réduite en esclavage de la colonie française de Saint-Domingue qui s’était soulevée contre ses exploiteurs en 1791, le soulèvement constituait une chance d’accéder à la liberté et, potentiellement, de créer une société égalitaire sur le plan racial. Pour les colons blancs de l’époque, les « désastres de Saint-Domingue » représentaient une menace pour l’ordre social insulaire et un défi à la certitude de leur à supériorité raciale. Pour les groupes dominants des autres sociétés esclavagistes, le soulèvement de Saint-Domingue représenta à la fois un danger et une opportunité. Les planteurs des colonies rivales espéraient remplacer leurs rivaux français en tant que principaux fournisseurs du sucre et du café à destination de l’Europe, les marchands américains étaient eux désireux de vendre à Saint-Domingue la farine et autres denrées alimentaires importées ordinairement de France.
 
Dans la France révolutionnaire, les factions rivales s’emparèrent des nouvelles de Saint-Domingue pour dénoncer leurs opposants idéologiques. Les partisans du lobby colonial blâmèent les « philanthropes » comme les membres de la Société des amis des Noirs pour avoir imprudemment proclamé l’égalité de tous les hommes sans en avoir considéré les conséquences dans les colonies. Des réformateurs comme Jacques-Pierre Bissot et Henri Grégoire rétorquèrent que les planteurs étaient des « aristocrates de l’épiderme / des nobles de la peau» dont le traitement brutal des Noirs avait conduit ces derniers à la révolte.
Lorsque du fait de leur situation désespérée conduisit les deux commissaires civils « brissotins » Léger-Félécité Sonthonax et Etienne Polverel en vinrent à proclamer l’émancipation des esclaves à l’été 1793, ils modifièrent radicalement la situation sur les deux rives de l’Atlantique. A Saint-Domingue, les Noirs furent désormais reconnus en tant que citoyens français et la voie fut libre pour permettre au talentueux commandant noir Toussaint Louverture de se proclamer chef des forces françaises.  En France, la présence de représentants de Saint-Domingue en tant que membres de la Convention nationale au début de 1794 conduit cette instance à passer le décret historique du 16 pluviôse de l’An II (4 février 1794) abolissant l’esclavage dans l’empire colonial français. La révolte des esclaves qui avait débuté dans une région de Saint-Domingue en 1791, s’était désormais mue en une force poussant les révolutionnaires français à s’acquitter des promesses universalistes de leur « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».
 
Napoléon, qui renversa le régime républicain en 1799, ne pouvait accepter l’idée que la plus profitable des colonies françaises fut gouvernée par des Noirs qui « qui ne savaient seulement pas ce qu'était que colonie, ce que c'était que la France ».  La cuisante défaite  de l’expédition militaire  qu’il avait lancée en 1802, le contraignit à  renoncer à son rêve de bâtir un grand empire français dans les Amériques ; en vendant la Louisiane aux Etats-Unis en 1803, il permit l’expansion continentale de la jeune république et le développement d’un « royaume du coton » fondé sur l’esclavage qui allait éclipser l’importance économique des colonies caribéennes. Incapable de s’opposer à la déclaration de l’indépendance d’Haïti en 1804, la France réussit à dissuader les autres nations de reconnaître la nouvelle république noire jusqu’en 1825, lorsque la monarchie restaurée des Bourbons accepta, à contrecœur, le "fait accompli" en échange d’une compensation des propriétaires blancs. Sous l’influence des politiciens des Etats du Sud du pays, les Etats-Unis refusèrent de reconnaître Haïti jusqu’en 1862.  Entre-temps, le gouvernement britannique invoqua la nécessité de prévenir les révoltes d’esclaves pour justifier sa décision d’abolir l’esclavage en 1807. 
 
Malgré la précarité de son statut, Haïti constituait un important symbole pour les Noirs à travers le monde. La Révolution haïtienne inspira des soulèvements d’esclaves partout ailleurs, comme la Rébellion d’Aponte à Cuba en 1812 et la conspiration de Denmark Vesey en Caroline du Sud en 1822, et influença Simon Bolivar et d’autres chefs de mouvements indépendantistes en Amérique latine, bien que l’esclavage n’y fût pas immédiatement aboli.
 
Le baron de Vastey, un publiciste haïtien, écrivit que l’exemple d’Haïti inspirait « cinq cent millions d'hommes noirs, jaunes et basanés, répandus sur la surface du globe » pour reprendre « les droits et les privilèges qu'ils ont reçus de l'auteur de la Nature », en 1829, David Walker, l’auteur afro-américain considéré comme le premier théoricien du panafricanisme, qualifia Haïti  de « Gloire des Noirs et terreur des tyrans ».   La littérature raciste pseudo-scientifique, qui se répandit largement aux Etats-Unis et en Europe au 19ème siècle, attribua cependant une signification très différente à Haïti. Ainsi, Arthur Gobineau proclama que « l’histoire d’une Haïti indépendante n’est qu’une longue relation de massacres… ce qui règne sans frein c’est le véritable esprit des populations ».
 
Durant « l’âge de l’impérialisme » aux alentours de 1900, Haïti faisait figure d’anomalie. Les troupes américaines occupèrent le pays de 1915 à 1934 important leurs préjugés raciaux et imposant de lourdes indemnités financières à son gouvernement. En réaction, des auteurs haïtiens, tel Jean Price-Mars, contribuèrent au mouvement de la négritude qui se développa dans les années 1920 et les intellectuels afro-américains liés à la Renaissance de Harlem s’inspirèrent de l’histoire haïtienne. Dans son ouvrage « Les Jacobins noirs », publié en 1938 l’historien caribéen C.L.R. James accorda une place centrale au soulèvement haïtien parmi les chapitres de l’histoire mondiale mais le pays instable et accablé par la pauvreté demeurera en marge du mouvement de décolonisation des années 1950 et 1960. La dictature brutale de François Duvalier et de son fils (1957-1986) ne contribua pas à améliorer l’image d’Haïti dans le monde.
 
La chute du régime Duvalier a coïncidé avec un important regain d’intérêt pour la Révolution haïtienne. En 1998, l’Unesco a déclaré le 23 août Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition. Dans son éloquent essai intitulé « Silencing the past » (1995), Michel-Rolph Trouillot a dénoncé le manque d’intérêt des historiens pour la révolte de 1791 comme l’expression d’un refus plus large de reconnaître la contribution des populations non-occidentales à la fabrique du monde moderne.  Dans son ouvrage « La Révolution française et la fin des colonies » (1987), Yves Benot a souligné en quoi le soulèvement des esclaves  mit en lumière les limites de l’engagement des révolutionnaires français quant aux droits humains. Pour la première fois, le concept de « Révolution haïtienne » a été utilisé de manière croissante et le sujet a fait son entrée dans les cursus universitaires.
 
Même si la Révolution haïtienne a acquis le statut de fait historique ayant une portée mondiale, L’historiographie toujours  plus foisonnante qui lui est consacrée complique les efforts quant à en définir le sens. Le soulèvement de 1791 fut sans nul doute une révolte contre l’esclavage mais ses chefs n’imaginaient pas initialement que l’esclavage pût être renversé à Saint-Domingue, sans parler du fait que leur révolte eut pu conduire à la disparition de l’esclavage dans le monde atlantique. Toussaint Louverture, la figure centrale de la Révolution, prit le pouvoir en s’identifiant lui-même avec la Révolution française ; bien que, souvent, il défia les instructions d’un gouvernement métropolitain distant, il ne s’engagea jamais lui-même dans la création d’une nation indépendante. Le successeur de Louverture, Jean-Jacques Dessalines conduisit la lutte victorieuse contre les forces napoléoniennes mais le régime dictatorial qu’il imposa peut difficilement être considéré comme l’expression de la démocratie. En dépit du succès de la Révolution haïtienne, l’esclavage continua son extension dans toute la première partie du 19ème siècle, il ne sera aboli qu’en 1863 aux Etats-Unis, en 1886 à Cuba et 1888 au Brésil. Malgré l’entrée de la Révolution haïtienne dans les consciences modernes en tant que jalon de la liberté humaine, la complexité de sa réalité historique apparaît comme de plus en plus manifeste.
 
 
Publié en décembre 2022
Réduire l'article ^