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Marie Guyart de l’Incarnation
Née à Tours en 1599, morte à Québec en 1672, Marie Guyart a été canonisée en 2014. Le seul énoncé de ses lieux d’existence et de mémoire évoque le destin extraordinaire de cette génie, fondatrice du premier couvent d’enseignement féminin américain et témoin incontournable de la vie coloniale.
Sa vie
Après les ravages des guerre de religion, la France se reconstruit alors même que s’édifient outremer des « nouvelles Frances ». Un vrai féminisme religieux s’étend à tout l’espace français invitant les femmes de tout état et de toute condition à bâtir ou rénover les fondements de la société civile que sont la bienfaisance, l’éducation, la santé.
Marie Guyart nait le 28 octobre 1599, dans un pays meurtri et profondément clivé où catholiques et protestants continuent leur guerre pacifiquement par la controverse, la prédication, l’éducation, la charité, les missions. Sa jeunesse, auprès d’un père boulanger et une mère issue de la noblesse, se déroule dans une ambiance spirituelle intense, alimentée par des courants d’idées et d’action qui font primer la réconciliation nationale, l’esprit de réparation et l’urgence de la rédemption individuelle et collective. Un tel contexte favorise chez Marie Guyart l’éclosion précoce de sa vocation religieuse. De l’âge de sept ans à sa mort, elle connait des états mystiques qui la convainquent que son savoir lui vient immédiatement de Dieu. Ce sera un puissant levier pour faire accepter ses étonnantes décisions.
Ses parents la marient en 1617 à Claude Martin, un maître-ouvrier en soie. Avec lui, elle acquiert la maitrise de la broderie de luxe. En avril 1619, nait leur fils, Claude. Sept mois plus tard, son mari décède, la laissant en faillite. Comme c’est l’usage, elle retourne chez son père, où elle gagne sa vie et celle de son fils, en faisant des travaux d’aiguille puis, en gérant à l’échelle de la France l’entreprise de transport de son beau-frère. Jusque-là rien d’extraordinaire dans cette vie de femme du peuple, entre labeurs, joies et deuils au sein de la famille. Mais voilà qu’en 1631, coup de théâtre. Elle abandonne son fils pour entrer au couvent des Ursulines de Tours. Huit ans plus tard, autre coup de théâtre. Elle s’embarque pour le Canada où elle mourra trente-trois ans plus tard. Son objectif? fonder un couvent d’Ursulines à Québec afin d’évangéliser et franciser les filles autochtones qu’épouseront les colons français pour « faire un seul peuple ». Une mission aux résultats inattendus.
L’œuvre multiforme d’une génie
Qualifiée de « Thérèse du Nouveau Monde », cette religieuse est une femme d’affaire au centre d’un puissant réseau qui, de la base de la société à la reine mère, soutient sa mission d’enseignement; elle est aussi une artiste accomplie: musicienne, peintre à l’aiguille, architecte. Surtout, elle est l’auteure de quelque 8000 lettres, de deux autobiographies, de plusieurs traités spirituels, de dictionnaires bilingues, de traductions de l’histoire sacrée en langues autochtones. Elle s’avère, en effet, une linguiste maitrisant autant le latin que les langues innu (montagnais), anishinabeg (algonquin), wendat (huron) et haudenosaunee (iroquois). Elle parsème ses écrits de phrases autochtones et, maniant à merveille la langue française, elle forge des mots ou redonne leur lustre à des anciens pour expliquer des concepts nouveaux, tel capitainesse pour décrire le pouvoir des femmes dans les sociétés autochtones. Fine observatrice des relations entre Français et Autochtones, elle constate le rapide ensauvagement des uns et la forte résistance culturelle des autres. En 1668, elle souligne que s’il est possible de christianiser ses élèves autochtones, il est impossible d’en faire des Françaises: « Je n'attens pas cela d'elles, car elles sont Sauvages, et cela suffit pour ne le pas espérer ».
Cette épistolière se distingue par l’ampleur de sa correspondance, le nombre et la variété de ses correspondants et le caractère intime des lettres qu’elle adresse à son fils, Claude Martin, qui la fera connaitre après sa mort, en publiant ses lettres et sa biographie. Or les 277 lettres retrouvées, souvent longues comme de petits livres, n’étaient pas destinées à la publication. C’est pourquoi elles offrent une vision rare, de l’intérieur, du monde colonial. En rapportant ses entretiens au parloir, vrai centre de la vie du pays, en copiant les Relations avant leur altération à Québec ou à Paris, Marie Guyart livre sans le maquiller l’état d’esprit des Autochtones, des colons, des missionnaires. Elle est aussi une source autonome: sa lettre d’octobre 1655 remplace la Relation perdue en chemin; celle de novembre 1660 rapporte une version Wendat de la bataille du Long Sault qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Bref, ses observations uniques sur les Premières Nations, les colons, la traite, les ressources naturelles du pays, voire, la géopolitique coloniale, font de ses lettres une source indispensable de l’histoire canadienne et même continentale.
Publié en mai 2021