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Affranchis et libres de couleur

Dans les sociétés esclavagistes, se forma entre les colons blancs et les esclaves un groupe statutaire intermédiaire composé d’affranchis et de descendants d’affranchis.

Inspiré en partie du droit romain, le Code Noir promulgué dans les petites Antilles en 1685 autorisait l’affranchissement, soit le don de la liberté par un maître à son esclave. Il attribuait aux affranchis la qualité de naturel français (sujet du roi de France) sans avoir à demander de lettre de naturalisation. D’un côté, l’édit affirmait que les affranchis bénéficiaient des mêmes libertés ou droits civiques que les naturels nés libres ; de l’autre, il imposait qu’ils fassent preuve de déférence envers leurs anciens maîtres et punissait plus sévèrement ceux ayant aidé des esclaves fugitifs. Surtout, le texte reflétait le débat qui s’était très tôt développé sur le statut des enfants nés d’unions entre un maître et son esclave en relation avec la notion de race. Empruntées aux Ibériques, les catégories d’identification raciale se généralisèrent très rapidement, même si « mulâtre » fut longtemps la seule en usage indiquant un degré de métissage. Leur signification, c’est-à-dire les formes de discrimination et de violence auxquelles elles étaient associées, ne cessèrent toutefois de se transformer.

Les affranchis ou descendants d’affranchis étaient qualifiés le plus souvent de « nègres libres » ou de « mulâtres libres ». L’expression « gens de couleur libres » ne se généralisa qu’après 1763, lorsque les débats politiques autour de leur statut prirent une vigueur nouvelle. Les acteurs historiques avaient une conception plus ou moins englobante de cette catégorie, la restreignant ou non aux personnes considérées comme métisses, alors que les historiens désignent par l’expression « libres de couleur » tous les affranchis et descendants d’affranchis nés libres qu’ils fussent d’ascendance africaine ou mixte.  

Les autorités cherchèrent rapidement à contrôler et à limiter les affranchissements. Elles interdirent aux esclaves de se racheter eux-mêmes, ce qui n’empêcha pas la pratique de se développer. Elles imposèrent également aux propriétaires la nécessité d’obtenir l’autorisation préalable du gouverneur et de l’intendant et, dans les Antilles après 1745, le paiement d’une taxe. Mais nombre de maîtres affranchissaient leurs esclaves sans respecter cette procédure. Ils donnèrent ainsi naissance à un groupe de « libres de fait » vivant dans une situation de limbe juridique.

La population libre de couleur ne cessa d’augmenter dans les Antilles au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, alors qu’elle demeura très réduite en Louisiane française. En 1789, elle comptait pour 5,9% de la population totale en Martinique, 5,2% à Saint-Domingue et 2,8% en Guadeloupe. Cet essor était le fruit des affranchissements et surtout de la croissance naturelle des affranchis et de leurs descendants. Les manumissions étaient plus fréquentes en ville que sur les plantations car elles correspondaient à des relations interpersonnelles que l’esclavage urbain favorisait. Une grande partie de ces affranchis était des concubines esclaves et les enfants issus de ces couples mixtes. L’économie urbaine facilitait aussi la constitution de pécules et donc le rachat. Une dernière voie d’accès à la liberté, cette fois réservée aux hommes, était représentée par le service dans la milice.

Dans les petites Antilles, une grande partie des libres de couleur vivait dans les villes et bourgs ruraux, alors qu’à Saint-Domingue ils étaient aussi nombreux parmi les planteurs de café des mornes. Partout, ils en vinrent à constituer une force économique non négligeable, en particulier en ville, grâce à leur implication dans l’artisanat, les transports, les services et le commerce. Cette mobilité socioéconomique ascendante bien réelle, y compris pour les femmes libres de couleur, contrastait avec une politique juridico-administrative de plus en plus ségrégationniste. 

Avec le temps, en particulier après 1763, les discriminations juridiques à l’encontre des libres de couleur, si elles pouvaient varier d’une colonie à l’autre, eurent tendance à se durcir et concernèrent un nombre de domaines croissants : le traitement judiciaire, le paiement de la capitation, les donations par des blancs, le service dans la milice, l’exercice de certains métiers, l’usage du patronyme et l’identification raciale, ou encore la gestion de l’espace public (la ségrégation à l’église, dans les lieux d’inhumation ou au théâtre). Ces mesures n’étaient cependant pas toujours respectées en pratique. D’autres n’étaient pas prévues par la loi (les mariages mixtes ne furent interdits qu’en Louisiane en 1724), mais s’imposèrent socialement (les mariages mixtes disparurent presque partout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sauf dans la province du sud de Saint-Domingue). Dans les villes domingoises, les attaques de libres de couleur contre des blancs donnaient aussi lieu à des procès criminels et non pas civils comme celles des blancs contre des libres de couleur. Il n’est donc pas surprenant que les droits des libres de couleur furent un objet de revendications important au début de la période révolutionnaire et qu’il le redevint au XIXe siècle après le rétablissement de l’esclavage.

 

Publié en mai 2021

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