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La Guyane comme lieu de punition et d’exil

Pour la la Révolution et le XIXe siècle, l'histoire de la Guyane comme lieu de punition est difficile à concilier avec l'histoire interne de la colonie.

Une première fois en 1794 puis définitivement en 1848, le gouvernement métropolitain abolit l'esclavage. Des milliers d’affranchis acquirent ainsi le statut et les droits des citoyens français. Ces épisodes d’émancipation coïncidèrent cependant avec le choix de transformer la Guyane en un lieu de punition et d’exil. Au cours des années 1790 et à nouveau en 1852, le gouvernement métropolitain décida de transformer la colonie en un lieu de détention pour les indésirables privés par la loi de liberté ainsi que des droits civils et civiques
 
En aout 1792, l’assemblée nationale désigna la Guyane comme lieu de déportation des prêtres qui avaient refusé de prêter serment au gouvernement révolutionnaire. Cependant, la plupart de ceux qui avaient été  arrêtés au nom de cette loi ne quittèrent jamais la France. Ils furent entassés dans les prisons portuaires, ou massacrés, comme à Nantes pendant la Terreur. La persécution du clergé reprit sous le Directoire (1795-1799). En 1798, environ 300 prêtres furent déportés en Guyane. Craignant leur influence, le gouvernement colonial les cantonna dans un marais  isolé sans assurer leurs besoins de base. Les quelques survivants furent rapatriés sous le Consulat.
 
En septembre 1797, le Directoire réprima un coup d'État royaliste et en transporta les principaux acteurs en Guyane. Parmi ces déportés célèbres, il y eut François de Barbé-Marbois, ancien intendant à Saint Domingue, qui devint conseiller d’État à son retour en France ; en 1803 il négocia la vente de la Louisiane aux États-Unis.
 
Au début du XIXe siècle, les bagnes britanniques en Australie suscitèrent de vives critiques dans la presse anglophone. Les écrivains anglais, dont Jeremy Bentham, concentrèrent leurs attaques sur la mixité odieuse de condamnés avec des colons libres en Nouvelle-Galles du Sud. En France, tous ceux qui proposèrent des projets de bagnes coloniaux entre 1820 et 1850 prirent en compte ces critiques ; leurs plans envisageaient l’isolement absolu des condamnés de la société coloniale.
 
Après le coup d'État du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon mena une intense campagne répressive : arrestations massives, suivies de l'emprisonnement et de la déportation des opposants politiques. Au total, 329 prisonniers politiques français furent déportés en Guyane sous le Second Empire. L'administration pénitentiaire les sépara des condamnés ordinaires et les répartit dans des îles au large de Cayenne. Les déportés socialistes luttèrent toutefois pour obtenir un statut à part ; certains furent exclus de l'amnistie de 1859 et donc confondus avec les criminels de droit commun ; d’autres eurent du mal à faire valoir leur droit à l’indemnité versée sous la IIIème République aux victimes politiques de Napoléon III. Les opposants socialistes au Second Empire protestèrent contre le martyre de leurs camarades en Guyane sans jamais évoquer la souffrance des bagnards ordinaires. Malgré l'invisibilité du bagne guyanais dans la mémoire républicaine, plus de 20 000 condamnés aux travaux forcés y ont été transportés entre le coup d'État de Louis Napoléon et la chute de son régime en 1870.
 
La colonie pénitentiaire commença en 1852 en tant que projet de la Marine, qui administrait l'empire colonial au XIXe siècle, à l'exception de l'Algérie. Les forçats guyanais étaient soumis aux tribunaux maritimes spéciaux, à des  lois spécifiques et à des châtiments corporels calqués sur le régime des galériens et plus tard des forçats dans les bagnes portuaires de France métropolitaine (Rochefort, Brest, Toulon). Au cours des années 1850, la Marine vida les bagnes métropolitains de leurs détenus pour les envoyer en Guyane.
 
 Les pénitenciers de la Guyane constituaient des ramifications  des bagnes de France métropolitaine. Néanmoins, une caractéristique centrale du système pénitentiaire guyanais rompait  avec les normes de la justice pénale en vigueur dans l’Hexagone. En vertu du décret de 1852 instituant le système pénitentiaire guyanais (rendu officiel par une loi de 1854), les condamnés aux travaux forcés pour une peine égale ou inférieure à sept ans étaient tenus de rester autant d’années en Guyane à la fin de leur peine. Les condamnés aux travaux forcés pour une peine supérieure à sept ans devaient demeurer à vie en Guyane. Cette loi et les décrets ultérieurs assuraient la mainmise de l'administration pénitentiaire sur ces hommes à la fin de leur peine. On les appelait les libérés sans qu’ils fussent libres. Les libérés constituaient une catégorie pénale distincte,  avec leurs propres numéros de matricules. Ils restaient sous la juridiction du Tribunal maritime spécial. 
 
La colonisation pénale en Guyane doit être resituée dans l’histoire plus vaste de l'empire colonial français. Des milliers de sujets coloniaux provenant d’autres colonies furent transportés en Guyane pour purger des peines pour des crimes politiques ou des crimes de droit commun. Au début du XXe siècle, la Guyane devint un lieu privilégié dans la répression de la lutte anticoloniale en Indochine. À partir de 1930, les militants communistes indochinois étaient détenus dans une zone spéciale de la Guyane, le territoire d'Inini, sous l’autorité directe du gouverneur d’Indochine.
 
L'histoire de la colonisation pénitentiaire doit aussi être reliée à l’histoire de la société coloniale guyanaise. Lors de l'arrivée des premiers forçats, cette colonie était très différente des Antilles. En Guyane l'émancipation entraîna la ruine rapide des plantations, qui n’avaient jamais été florissantes. Les élections de 1849 révélèrent l'impuissance des blancs à contrôler le vote. L'émancipation priva la petite élite blanche de Guyane de son ascendant social et politique. Les autorités locales virent dans la nouvelle entreprise pénitentiaire un moyen de rétablir leur autorité sur les esclaves libérés. C’est pourquoi, dans les années 1850, l’administration locale fit construire de nouvelles prisons dans des régions abritaient des communautés noires  indépendantes, sur les fleuves Comté et Maroni.
 
Ce n’est pas seulement du fait de l’établissement de la colonie pénitentiaire mais aussi en raison du pouvoir pris en Guyane par la paysannerie africaine ou d’ascendance africaine   que le gouvernement métropolitain décida d’administrer la Guyane différemment des Antilles. La Guyane tomba en 1854 sous le fameux « régime des décrets- ». Ce mode d’administration ne valait pas pour les autres « vieilles colonies » – Martinique, Guadeloupe et île de la Réunion. Le « régime des décrets »¬ ne s’appliquait que dans les territoires français  d’Afrique, d’Asie et du Pacifique. Gouverner par décrets renforçait les pouvoirs discrétionnaires de l’Exécutif et lui permettait donc d’imposer  des pratiques qui auraient été illégales en France.
 
 Qui sont ces Africains en Guyane au moment de l’abolition ?  Nombre d’entre eux échouèrent dans la colonie dans les années 1820 du fait de la traite illégale. À la même époque, la Marine choisit aussi la Guyane comme dépôt pour les captifs africains saisis par les patrouilles maritimes françaises à bord de navires de traite clandestine  au large des côtes africaines. Enfin, la forêt guyanaise abritait les noirs marrons – Boni ou Aluku. Ils faisaient partie de plusieurs groupes tribaux de la région descendant d’esclaves fugitifs originaires du  Surinam, Tout en faisant  la guerre au XVIIIe siècle aux Hollandais, les Boni / Aluku avait trouvé refuge en Guyane française où ils vivaient sur un affluent du fleuve Maroni en marge de la société coloniale esclavagiste.  
 
La Marine cessa d'envoyer des condamnés européens en Guyane au cours des années 1870, tandis que d’autres Européens – surtout d’Algérie – affluaient dans la colonie. Le déversement  de Français en Guyane reprit en 1885, avec le vote d'une loi inaugurant une nouvelle forme d'exil punitif : la relégation. En tant que mesure de défense sociale, la relégation permettait au gouvernement de transporter les récidivistes hors du pays et de les regrouper dans des endroits reculés, à l'écart des citoyens. Il n’est pas surprenant que les citoyens de Guyane qui se sentaient ignorés et ternis par la présence de ces relégués protestèrent contre cette loi. Celle-ci s'appliquait non seulement aux habitants de la France métropolitaine mais aussi aux résidents des autres « vieilles colonies » (Martinique, Guadeloupe, Réunion) et même à la Guyane. La relégation visait les délinquants chroniques. C'était la fréquence et non pas la gravité des infractions pénales qui définissait le relégué. Les spécialistes de l’histoire pénale en France considèrent que cette loi rompait avec les normes juridiques en vigueur auparavant. Pourtant, vue de la Guyane,  la nouvelle législation poursuivait des pratiques antérieures. Bien avant 1885, les forçats devenaient, une fois leur peine finie, des « libérés » assujettis à l’administration pénitentiaire. Mais les relégués constituaient une nouvelle catégorie de « libérés » car ils avaient été condamnés pour la récidive de délits et non de crimes. Au titre de cette nouvelle loi sur la relégation, plus de 20 000 petits délinquants furent soumis, après l'exécution de leur peine en France, aux Antilles ou à la Réunion, à la détention perpétuelle en Guyane. Au total, plus de 70 000 personnes relevant de diverses catégories pénales furent envoyées en Guyane entre 1852 et 1945.
 
La condamnation morale du bagne ne commença qu’en 1923 suite aux articles d'Albert Londres, ancien correspondant de guerre, dans Le Petit Parisien. La description qu’il fit de la souffrance et de l’abandon des condamnés sous la tyrannie de gardiens et employés de l’administration pénitentiaire déclencha des appels pour abolir le système. En 1938, le gouvernement français cessa d'envoyer des condamnés en Guyane. Les survivants furent rapatriés  après la Seconde Guerre mondiale.
 
 
 
Publié en juin 2023
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