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Race, couleur et métissage dans les sociétés antillaises de colonisation française (XVIIème-XXème siècle)

Le préjugé associé à la couleur de la peau a gouverné, à l’instar des autres nations européennes, la structuration sociale inégalitaire des colonies françaises d’Amérique. Intimement lié initialement au dispositif juridique de l’esclavage, il a survécu indépendamment de lui après son abolition.

Les historiens ne sont pas d’accord sur le ou les moments de l’émergence de la notion de race. Certains défendent l’idée qu’un préjugé de couleur se serait développé à la période moderne, mais que le préjugé de race n’apparaîtrait qu’au XIXe siècle.  Ici, la couleur est présentée comme s’insérant dans la matrice d’une pensée raciale préexistante, fondée sur la naturalisation de la différence, à travers des représentations de l'hérédité qui postulent déjà la transmission entre les générations de caractères, non seulement physiques, mais aussi moraux et sociaux, passant par la circulation de substances corporelles. Ce qu’on a appelé dans les colonies françaises le « préjugé de couleur », tel qu’il s’est constitué dans les colonies du Nouveau Monde puis s’est diffusé dans l’ensemble de l’Occident où il a persisté jusqu’à nos jours, repose, outre le recours persistant à la généalogie, sur des marqueurs liés à l’apparence physique (couleur de la peau, mais aussi forme du nez, des lèvres, texture des cheveux…).
 
Aux origines de la pensée « coloriste » dans les colonies
 
Lorsque les Français prennent possession de certaines îles des Antilles (Saint-Christophe en 1625, la Guadeloupe et la Martinique en 1635, puis Saint-Domingue, un demi-siècle plus tard), la mise en place d’une économie fondée sur le travail servile à partir d’une main d’œuvre issue du continent africain est déjà chose ancienne (adoptée par les Portugais dans les îles du Cap-Vert dès 1462), doublée d’un dispositif mental associant la couleur noire à l’esclavage
 
Ce sont les Ibériques qui, par la mise en contact avec des populations restées jusque-là largement séparées de l’Europe, ont proposé le premier lexique racial. Se généralisent alors des mots destinés à être employés durant toute la période coloniale, et pour certains d’entre eux, au-delà. Ainsi le substantif « negro », ou celui de « mulato », pour désigner les enfants des unions entre Européens et Africains. Les Français adoptent, dès la mise en exploitation de leurs nouveaux territoires américains, ce qui est déjà pensé et pratiqué dans les colonies ibériques, notamment ce lexique (comme avec les termes « nègre » et « mulâtre »). Durant leurs premières années d’installation, l’esclavage étant encore peu développé, la dépréciation de la couleur noire semble relativement peu présente. L’édit royal sur la police des esclaves, qui est promulgué dans les petites Antilles en 1685 mais qui ne prend le nom de Code Noir qu’en 1718, régit essentiellement les rapports de domination entre maître et esclaves, et reste relativement indifférent à la couleur. Mais l’accroissement considérable du nombre d’esclaves, avec la mise en place d’une société esclavagiste à partir de la fin du XVIIe siècle, change l’atmosphère des relations sociales. Dès lors le « préjugé de couleur » s’impose comme la pièce essentielle du paysage humain des terres françaises d’Amérique.
 
Les liens que l’on peut établir entre l’esclavagisme et le développement du préjugé, qui a servi de justification commode, en enfermant une part de l’humanité dans une prédestination à la servitude fondée sur la nature, apparaissent de fait particulièrement étroits. Mais, du fait de la croyance en la transmission des traits discriminants de génération en génération, et des ambiguïtés afférentes, propres au métissage et aux affranchissements, ce préjugé s’est autonomisé par rapport à l’institution servile : les caractères phénotypiques se sont mis à avoir une valeur propre, servant à positionner les individus et les lignées dans le jeu social. Ainsi les règles relatives au statut des affranchis et des descendants d’affranchis se sont-elles détériorées, comme en témoignent les écrits, à un demi-siècle de distance, du R.P. Du Tertre (1667) et du R.P Labat (1724).
 
Le cas de l’ancienne Saint-Domingue
 
L’ancienne Saint Domingue constitue un cas d’école : les gens de couleur y sont l’objet d’un abaissement systématique par le recours à la doctrine de la pureté de l’extraction blanche, construite par le recours à la généalogie. Sur ce front de la race-lignée est désormais érigée la fameuse ligne de couleur infinie si bien décrite par Moreau de Saint-Méry (1797), qui installe une stricte séparation entre les blancs et tous les autres, ramenés, quel que soit leur degré de blanchiment, à l’autre couleur primitive pour la raison qu’ils en sont en partie issus. Mais la logique binaire de la ligne de couleur s’accommode dans le même temps de la réalité humaine luxuriante qui caractérise la colonie, par l’établissement de catégories de métissage, dont le fondement est également généalogique. Cette gradation permet à une « cascade de mépris » de dévaler du plus clair au plus foncé, expression de ce qu’on a pu appeler un « sous-racisme », intériorisation du préjugé chez les gens de couleur eux-mêmes, qui génère une fragmentation sociale venant appuyer l’ordre hiérarchique colonial.
 
Un régime discriminatoire (XVIIIe-premier tiers du XIXe siècle)
 
Tout au long du XVIIIe siècle sont prises un certain nombre de dispositions légales visant à instaurer aux îles un régime de castes fondé sur la double distinction des statuts et des couleurs, régime qui se durcit après 1760. Ces dispositions, appuyées sur l’opinion blanche, s’en prennent d’abord aux mariages interraciaux. Elles visent également à rabaisser les libres de couleur à une condition sociale inférieure, dépourvue de pouvoir politique. Ils sont exclus des principaux emplois publics, leur groupe étant lui-même l’objet de vexations, de discriminations et de violences. La couleur vaut, en outre, comme présomption de condition esclave. Durant la période révolutionnaire, un vif débat se développe néanmoins sur les droits des libres de couleur. Après l’abolition de l’esclavage en 1793-1794, ineffective en Martinique, occupée par les Anglais, les anciens et les nouveaux libres deviennent des citoyens à part entière, en dépit de règlementations visant à assurer la poursuite du travail sur les plantations. Mais, pour les petites Antilles, à la différence de Saint-Domingue, c’est le retour en 1802 au statu quo ante.
 
Le préjugé de couleur, entre disparition formelle et perduration dans les faits
 
Les idéaux d’égalité issus des Lumières et de la législation révolutionnaire aboutissent à la disparition juridique du critère de couleur, par le principe affirmé de l’égalité de tous les libres au cours du premier XIXe siècle. Les gens de couleur commencent à protester contre leur condition (comme l’illustre l’affaire Bissette en 1823-1824) et la charte coloniale d’avril 1833 abolit définitivement toute ségrégation juridique. Selon les témoignages de V. Schoelcher, tel qu’il ressort de l’enquête qu’il fit dans l’ensemble des Antilles à la fin des années 1830, et de l’abbé Dugoujon, le préjugé reste néanmoins fermement institué dans les mœurs antillaises à la veille de l’abolition de l’esclavage. Pour le faire disparaître, des réflexions émergent, comme celles, concurrentes, de V. Schoelcher et de S. Linstant lors du concours offert en ce sens par la Fondation de l’abbé Grégoire.
 
La pensée coloriste s’est trouvée de fait en congruence à cette époque (2ème moitié du XVIIIe siècle, XIXe siècle) avec la cristallisation de l’idée de race et l’élaboration des premières théories raciales dans la sphère scientifique. Depuis son foyer colonial, elle a nourri les spéculations sur les hiérarchies raciales développées dans les cercles savants  européens. Après l’abolition, la domination raciale n’a pas disparu dans les vieilles colonies, du fait de son autonomie par rapport à la forme juridique avec laquelle elle était associée. Coïncidant largement avec la stratification sociale, elle a survécu dans la sphère privée, installant notamment une séparation entre le groupe dominant et le reste de la société. Comme en témoigne le cas de l’élite blanche martiniquaise (les Békés) qui s’est enfermée dans une stricte endogamie : un contrôle généalogique exercé avec constance a permis d’exclure tout individu suspecté d’ascendance mêlée ou tout déviant à la règle d’alliance, assurant la permanence du groupe. Ce type de contraintes raciales s’est également retrouvé dans l’homogamie qui a régi les alliances au sein même de la population de couleur.
 
La variable de couleur s’est aussi combinée avec la variable de genre : dans l’optique coloniale le métissage s’est traditionnellement effectué à partir de l’union de la femme de couleur et de l'homme blanc sous le sceau de l’illégitimité, alors que l'union de l'homme noir et de la femme blanche est restée jusqu’à une date assez récente largement impensable, par l’établissement d’une frontière amoureuse, de l’ordre du tabou, théoriquement infranchissable pour l’homme noir et la femme blanche,  l’homme blanc pouvant par contre, par le canal de ses unions illégitimes, alimenter le mouvement général de métissage. Celui-ci semble ainsi être le résultat d’un double processus : une exploitation sexuelle, aveugle à ses effets éventuels, de la femme noire par l’homme blanc ; réciproquement une stratégie éventuelle de cette dernière pour « blanchir » sa progéniture.
 
Un « retournement du stigmate »
 
Au XXe siècle s’est produite une mutation fondamentale : alors que la couleur de la peau, imprimée sur les corps des dominés puis de leurs descendants, quelle que soit sa dilution au fil des multiples métissages, avait servi jusqu’alors de marque pour une assignation subie, impliquant la persistance d’une infériorisation, elle a pu servir aussi, et de plus en plus, à l’affirmation de soi, comme l’atteste, à partir des années 1930, l’invention, puis la large diffusion de la négritude et des positions identitaires qui la rejoignent, dans le sens d’un « retournement du stigmate ».  Alors même que, notamment depuis la départementalisation, les politiques publiques, inspirées par l’universalisme républicain, se veulent indifférentes à la race, donc exemptes de préjugé, même si subsistent encore dans le corps social certaines formes de discrimination.
 
 
Publié en novembre 2023
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