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Évangélisation en Guyane : des missions jésuites aux pères spiritains (1630-1945)

En Guyane comme dans les autres colonies d’Amérique l’évangélisation des populations indigènes et marrons a suivi le développement de l’implantation coloniale du milieu du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, mais elle a présenté au fil des temps des formes diverses.

L’action des jésuites, essentiellement dirigée vers les Amérindiens, fut assez différente de l’entreprise de christianisation moderne engagée pendant la « seconde colonisation », dans la deuxième moitié du XIXe siècle, qui toucha également les Businenge installés le long du fleuve Maroni. Dans un cas, la démarche des missionnaires reposait sur des pratiques que l’on peut analyser comme relevant d’une volonté d’attirer et de séduire les Amérindiens, à une époque où dominaient les idées issues de la Contre-Réforme, alors que les missionnaires spiritains du XIXe siècle mettront en œuvre plutôt des formes de contrainte (psychologique, symbolique, politique), en cohérence avec une société coloniale au sein de laquelle les Amérindiens étaient de plus en plus marginalisés et discriminés, et n’avaient plus la place que leur reconnaissait dans une certaine mesure l’Ancien Régime.

Les capucins avaient été de la première implantation française dans l’île de Cayenne en 1633, puis ils avaient accompagné en 1643 la tentative malheureuse de Poncet de Brétigny. Mais leur action auprès des Amérindiens est restée limitée par le caractère hasardeux et éphémère de ces premières installations, et elle n’a pu rivaliser avec celle des jésuites qui prirent leur suite. Ces derniers, présents depuis les années 1630 à la Martinique et à Saint-Vincent, avaient depuis un certain temps des vues sur la « Terre ferme », où les pères Denis Méland et Pierre Pelleprat avaient pris pied en 1651, à l’embouchure du fleuve Ouarabiche, dans le delta de l’Orénoque. En Guyane même, les jésuites l’emportèrent définitivement sur leurs concurrents en 1666 lorsque la Compagnie des Indes occidentales, à l’origine de l’expédition de Lefebvre de la Barre qui installa véritablement la colonie, leur accorda le soin exclusif de « tout le spirituel de ladite île de Cayenne et de la côte de la Terre ferme ». Jusqu’à leur expulsion de Guyane en 1763 ils restèrent l’ordre missionnaire de loin le plus nombreux et le plus puissant, soutenu par la prospérité économique que lui assuraient ses riches habitations, telle l’habitation Loyola à Rémire.

Tout au long de la seconde moitié du XVIIe siècle, les jésuites installés à Cayenne ont conduit des missions itinérantes dans les villages le long de la côte, en particulier Philippe Prévost, qui visita en 1675 les villages jusqu’au Maroni, ou Jean de la Mousse qui effectua entre 1684 et 1691 plusieurs voyages chez les Amérindiens entre Cayenne et la rivière de Sinnamary. Mais ils se plaignaient de la propension des Amérindiens à retourner vers leurs anciennes croyances aussitôt le missionnaire disparu. Pour les pères, cela ne pouvait être combattu que par l’établissement de missions permanentes dans lesquelles l’on rassemblerait ces peuples sous l’autorité des missionnaires, sur le modèle des “ réductions ” de la province du Paraguay ou des missions de la Nouvelle-France. Le père Aimé Lombard s’efforça ainsi dès 1709 de rassembler autour de lui les Amérindiens qu’il tentait de convertir, puis créa en 1711 une mission à l'embouchure de la rivière de Kourou, qui se développa avec l’arrivée d’autres pères. Une autre mission destinée aux Amérindiens de la côte fut créée plus tard sur la Sinnamary, alors même que les jésuites de Cayenne commençaient à s’intéresser aux populations vivant sur l’Oyapock, à la frontière avec le Brésil, où ils formèrent les missions de Saint-Paul et de Sainte-Foy.

Bientôt gérée comme une rentable habitation, la mission de Kourou rassemblait vers 1740 près de quatre cent cinquante Amérindiens, et une centaine à Sinnamary - des chiffres d'autant plus importants qu'ils valent pour une époque où la baisse démographique des populations amérindiennes était considérable. Les jésuites, qui avaient appris la langue kali'na au cours de longs séjours dans les villages, et qui distribuaient largement des biens manufacturés européens et dispensaient parfois des soins à des populations touchées de plein fouet par des vagues épidémiques, utilisaient l'influence qu'ils avaient acquise pour persuader les Amérindiens de venir se regrouper auprès d’eux. Mais le fonctionnement de ces missions jésuites de Guyane, comme leur effet sur les populations amérindiennes, nous reste mal connu. Le contexte historique et les formes de l’occupation coloniale étaient ici bien différents de ceux qui avaient par exemple conduit les Guarani à se rassembler dans les réductions jésuites du Paraguay pour se protéger des incursions des colons espagnols, et l’on a du mal à imaginer que les Amérindiens aient pu accepter de rester en ces lieux sous une quelconque contrainte, tant cela aurait été en contradiction avec leurs valeurs et leurs modes de vie.

Ce regroupement des familles autour des missions était donc vraisemblablement bien plus informel et fluctuant que ce que décrivaient les pères dans leurs écrits. Leur capacité à exercer sur ces populations une influence morale et psychologique était bien réelle, mais la capacité des Amérindiens à opposer des formes de résistance ou d’indifférence au discours des missionnaires lorsqu’il cessait de les intéresser n’était pas moindre, et on peut penser que les pères devaient au jour le jour négocier, composer ou céder bien plus qu’ils ne le reconnaissaient. De leur côté, les Amérindiens subissaient la pression des pères, mais ce n’était au fond qu’une des formes que prenait un rapport colonial de domination qui pesait déjà sur eux de multiples manières. En retour ils pouvaient espérer tirer profit du voisinage des jésuites, en s’assurant un approvisionnement en marchandises européennes à travers les distributions de biens opérées dans les missions, mais aussi en essayant de s’approprier, pour mener leurs propres stratégies, le pouvoir spirituel que semblaient détenir les missionnaires. Si les jésuites n'ont guère produit en Guyane de la conversion, au sens où ils l’entendaient, le message que délivraient les pères n'a pas été rejeté en bloc, il a, au contraire, été en partie assimilé et profondément réinterprété et l’on en retrouve des traces jusqu’à aujourd’hui dans l’expression d’une spiritualité amérindienne chamanique.

Le départ des jésuites après 1763 a mis fin pour plusieurs décennies aux efforts soutenus de conversion des populations autochtones. Dans un premier temps la congrégation des pères du Saint-Esprit qui remplaça les jésuites n’exerça véritablement une activité missionnaire auprès des Amérindiens, assez réduite, que sur la frontière avec le Brésil. Mais, à partir du milieu du XIXe siècle, les spiritains se sont réinvestis dans des missions en forme de voyage d’exploration, conduites pour l’essentiel dans l’intérieur auprès des populations businenge. Sur le littoral, quelques pères spiritains qui exerçaient des fonctions curiales dans les paroisses créoles étaient à la tâche auprès des Amérindiens des villages kali’na établis alentour, jusqu’au départ de Guyane de l’ordre à la fin du siècle.

Les spiritains reprirent place dans le paysage guyanais en 1926, développant une action d’évangélisation plus soutenue, parfois associée à des responsabilités scolaires, dans le cadre du territoire de l’Inini comme dans les bourgs kali’na du littoral. À Mana, à Iracoubo, les pères spiritains accueillaient auprès d’eux les premières générations de jeunes garçons scolarisés (les filles étaient hébergées par les sœurs franciscaines de Marie ou de Saint Joseph de Cluny). Cette pratique qui venait renforcer le travail d’évangélisation auprès des jeunes était encouragée par l’administration, elle annonçait la généralisation du système des pensionnats (les « homes indiens ») qui furent mis en place dans les années 1950, et dont la gestion fut confiée à l’Église par la Préfecture.

 

Publié en juin 2023

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