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L’Autochtone nord-américain dans la fiction française (1552-1801)
L’abondance des relations de voyage en Nouvelle-France et la stabilisation du canon colonial canadien à l’écart de la fiction ont longtemps fait ombrage à un vaste corpus exotique. Sorti de l’oubli par Gilbert Chinard au début du 20e siècle, il reflète, par son usage de personnages amérindiens, l’Amérique imaginaire de la France d’Ancien Régime.
16e siècle : premières mentions du Canada dans la fiction
Peu après la publication du second voyage de Jacques Cartier (1545), la fiction s’en empare. Lointain et mystérieux, le Canada jouit en outre du prestige de la nouveauté. Pourtant, avant le 18e siècle, ce que les auteurs tirent de la Nouvelle-France, c’est avant tout un décor façonnable. Si le Pantagruel du Quart Livre (1552) découvre l’île Medamothi, dont le circuit « n’estoit moins grand que de Canada », Rabelais y mentionne une seule fois ses « Indians ». Quant à Marguerite de Navarre, dont la 67e nouvelle de l’Heptaméron (1558) constitue la première des trois versions de la légende de Marguerite de Roberval, elle situe d’abord son récit « en l’Ile de Canada », où vivent « des gens du pays », puis sur une île peuplée de bêtes sauvages. Qu’elle soit hantée dans les Histoires tragiques (1572) de François de Belleforest, ou située à bonne distance d’un vague « peuple barbare » dans la Cosmographie universelle d’André Thevet, cette île des Démons reste aussi hostile que « deshabitee ».
17e siècle : timide émergence de personnages autochtones
Dans Les États et Empires de la Lune (1657), c’est avec panache que Cyrano de Bergerac atterrit près de Québec. Confus, il s’adresse sans le savoir à un Autochtone olivâtre, nu et craintif, dont le langage évoque « le gazouillement enroué d’un muet ». Or, depuis le début du siècle, quelques Amérindiens ont joué des rôles parlants. Les Amours de Pistion et de Fortunie (1601/1606) racontent l’idylle de deux Français au Canada. Peuplé de « Sauvages », plus rarement de « Barbares », ce royaume est gouverné par le digne Castio, secondé depuis des années par le Français Pistion. Devant l’attaque imminente d’Acoubar, Fortunie harangue Castio pour qu’il préserve la liberté, la religion et l’honneur de son peuple. Après une promesse solennelle, ce roi meurt en héros. Au terme du conflit, Pistion est élu pour le remplacer, Fortunie sera sa reine et la cérémonie finale comprend « mille dances à la façon du pays ». Fidèle au roman, Acoubar, ou la loyauté trahie (1606/1611), tragédie en cinq actes et en alexandrins de Jacques Du Hamel, donne à cette trame des tonalités plus graves. Par un artifice dénué de tout effet comique, c’est grâce à son déguisement de « Sauvage » que Pistion y triomphe d’Acoubar.
Un tel conflit colonial est absent du Théâtre de Neptune en la Nouvelle-France de Marc Lescarbot. Représentée en 1606 au Port Royal de l’Acadie en l’honneur du sieur de Poutrincourt, il s’agit de la première pièce jouée en Amérique du Nord. Quatre « Sauvages » y rendent hommage à Poutrincourt, leur « Sagamos » (ou capitaine), en lui offrant un quartier d’orignal, des peaux de castor, des « matachiaz » et un harpon. Cela dit, malgré les milliers de pages publiées à son sujet par les voyageurs, la Nouvelle-France et ses habitants stimulent peu la fiction, générant surtout des allusions fugaces, comme dans Les histoires mémorables et tragiques de ce temps (1614) de François de Rosset.
18e siècle : le bon Sauvage à son apogée
Dans ses Dialogues avec un Sauvage (1703), le baron de Lahontan croise le fer avec Adario, un Huron qui a fait de la raison son credo. Que ce soit au sujet de la religion, des lois, du bonheur, de la médecine ou du mariage, il pulvérise les faibles arguments du Français. Manifeste ou spectrale, la présence du binôme Lahontan-Adario se fait sentir jusqu’à Chateaubriand.
Dès 1720, Adario paraît à la Foire Saint-Germain dans Arlequin roi des Ogres de Lesage, Fuzelier et d’Orneval. Il s’y exprime même en algonquin. L’année suivante, Delisle de La Drevetière donne Arlequin sauvage aux Comédiens Italiens. Instantané et durable, le succès de cette comédie repose largement sur la répartie de son protagoniste amérindien, qui de la France ne connaît que la langue. Or, à l’instar d’Adario, il en use avec aplomb, revisitant au fil des scènes maints passages des Dialogues, y compris ce rituel huron rapporté par Lahontan : « Allons, dans mon pays on presente une allumette aux filles : si elles la soufflent, c’est une marque qu’elles v[e]ulent vous accorder leurs faveurs ; si elles ne la soufflent pas, il faut se retirer ». Indice de l’engouement du public, la sagesse huronne refait surface à la Foire Saint-Laurent dans La Sauvagesse (1732). S’inspirant d’un fait divers, Lesage et d’Orneval y peignent Olivette, qui « plaît même à ceux à qui elle dit leurs vérités ». Chez elle aussi, les amoureux soufflent l’allumette. Enfin, sur un livret de Fuzelier, Rameau fait chanter et danser Adario dans ses célèbres Indes galantes (1735-36). Après Le Sauvage en France (M. de Nizas, Metz, 1760), où Jao incarne un avatar d’Adario particulièrement caustique, les représentations d’Autochtones au théâtre se diversifient. D’une noblesse émouvante dans Hirza (1767) de Billardon de Sauvigny, ou voltairien dans Le Huron (1768) de Marmonel, ils oscillent entre la perfection morale de Zamire (Dumaniant, Le Français en Huronie, 1778/1787), le cannibalisme refoulé d’Oukéa (Zélamire la Huronne, 178?) et l’humanité d’Ouzaby (De Launay, Le Français chez les Hurons, 1780). En somme, ils inspirent aux dramaturges des rôles plutôt avantageux.
Le roman et la nouvelle n’échappent pas à l’exotisme américain, qui va bien au-delà des « Sauvages » de Manon Lescaut et du Huron accidentel de L’Ingénu. Certes limitée, la production romanesque s’accompagne de quelques nouvelles. Connu pour Gil Blas, Lesage puise dans ses quatre pièces d’inspiration canadienne et de probables mémoires pour écrire Les Aventures de Monsieur Robert Chevalier (1732), dont l’essentiel se déroule sur le continent américain, dont en Nouvelle-France. Enlevé très jeune par les Iroquois, qui l’adoptent selon leur coutume, le protagoniste se considère comme l’un des leurs. Aussitôt rendu à sa famille de Montréal, il part en campagne avec des Algonquins, qui pleurent bien vite sa conversion à la flibuste. Dans un récit parallèle, Mademoiselle Du Clos profite quant à elle de son exil forcé au Canada pour créer une société idéale avec les Hurons.
Dans les genres brefs, sauf peut-être dans « La nouvelle américaine » (1724) de Madame de Gomez, où les rôles font écho aux relations de voyage, les Autochtones deviennent des accessoires philosophiques. D’une part, Bricaire de La Dixmerie propose « Le Huron réformateur », où un ancien esclave autochtone échoue dans son projet d’imposer la raison pure dans les Indes Orientales, et « Azakia, anecdotes huronnes », qui romance l’ensauvagement du baron de Saint-Castin et son mariage avec une Amérindienne. D’autre part, dans un registre larmoyant qui préfigure la nostalgie de Chateaubriand, le marquis de Saint-Lambert fait du vieillard de « L’Abénaki » un exemple de bonté naturelle trahie par l’officier anglais qu’il avait adopté comme son fils, avant de tirer du triangle amoureux des Deux amis, conte iroquois une déchirante réflexion sur la fidélité.
En deux siècles et demi, les personnages amérindiens se sont adaptés aux modes littéraires. D’abord réduits à de simples mentions, ils connaissent la gloire sous les traits du bon Sauvage, avant de subir les affres du colonialisme conquérant, voire de mourir comme Atala, loin des siens et complètement dénaturée. Sans cet imaginaire discursif de longue durée, ni Voltaire, ni Chateaubriand n’auraient choisi des Autochtones pour défendre leurs idées.
Publié en mai 2021