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La dette de l’indépendance d’Haïti. L’esclave comme unité de compte (1794-1922)

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En 1804, l’indépendance d’Haïti  est proclamée par les ci-devant esclavisé.e.s d’origine africaine. 21 ans plus tard, en 1825, la France reconnaît la souveraineté de l’ancienne « partie française de Saint-Domingue » contre indemnisation des ex-colons propriétaires. Haïti peinera durant un siècle pour solder cette dette de l’indépendance et les emprunts liés.

La partie occidentale de l’île de Saint-Domingue (environ 24 000 km2) était devenue colonie française à la fin du XVIIe siècle. 80 ans plus tard, elle contribuait de manière décisive à l’excédent du commerce extérieur de sa métropole. Les hommes et femmes d’Afrique, qui avaient été déportés dans des navires « négriers » et réduits en servitude à Saint-Domingue, étaient au cœur de cette dynamique. Cette possession se hissait en effet au rang de premier producteur mondial de sucre. Quand la révolution de 1789 éclate en France, les revendications antagoniques qui traversaient les diverses couches sociales de cette colonie s’exacerbent. Les conflits armés y amorcent la destruction d’exploitations rurales et d’immeubles. Ces affrontements et le soulèvement général des esclaves (à partir de 1791) provoquent un premier exode de propriétaires. Comme en métropole une fois la royauté déchue, nombre des biens-fonds délaissés sont mis sous séquestre et intégrés au domaine dit désormais « colonial ».
 
L’abolition de l’esclavage (1794)
 
À l’été 1793, pour pouvoir défendre l’intégrité territoriale de la colonie face aux agressions anglaises et espagnoles, l’affranchissement général de plus de 450 000 esclavisé.e.s, fut, sur place, proclamé. Les nouveaux libres, hommes et femmes d’Afrique et de Saint-Domingue, vinrent défendre le drapeau de la République française aux côtés des libres de couleur (environ 30 000 en 1789, majoritairement mulâtres) et des colons républicains (minoritaires parmi les 30 000 estimés en 1789). Ratifiée, en février 1794 par les législateurs en métropole, cette abolition de l’esclavage, désormais étendue à toutes les possessions françaises, ne prévoyait aucune indemnisation des propriétaires. Aussi en 1802, alors que, suite au traité de Bâle, toute l’île de Saint-Domingue était devenue colonie française, une guerre révolutionnaire s’y développa face au corps expéditionnaire envoyé par le Premier Consul pour rétablir l’esclavage. Défaite par les insurgés, l’armée de Bonaparte se retira. Au 1er janvier 1804, l’indépendance de Saint-Domingue, renommée Haïti, est proclamée par sa population. Héritant du domaine colonial de l’ancienne « partie française de Saint-Domingue », l’État haïtien naissant prend possession de l’essentiel des biens immobiliers certes dévastés par une décennie de guerres. Désormais, « l’esclavage est à jamais aboli » et, globalement jusqu’en 1918, « aucun blanc » ne peut y résider à titre de « maître ou de propriétaire » .
 
Une indépendance non reconnue
 
La France napoléonienne puis de la Restauration considère toutefois le jeune État noir comme une colonie rebelle. Dans l’expectative, aucune autre puissance n’établit de relations diplomatiques avec Haïti même si plusieurs entretiennent des relations commerciales avec elle. En 1814, lors d’échanges avec des émissaires du roi Louis XVIII, le président Alexandre Pétion rejette tout retour à l’ordre colonial. Il admet néanmoins l’éventualité d’une indemnisation à négocier au profit des anciens colons, mais pour la perte de leurs seuls biens immobiliers, pas des esclaves, affranchis par décision de l’État français lui-même. À la tête, à partir de 1822, de la totalité de l’île, le président Jean-Pierre Boyer maintient cette ligne de proposition ainsi que le rejet de tout protectorat français. En 1824, une inflexion se produit. Boyer adhère au principe de la reconnaissance de la souveraineté d’Haïti par une ordonnance du roi de France moyennant une contrepartie financière pour cet acte de « bienveillance ». Les autres concessions de Boyer jugées insuffisantes (montant de la compensation, avantages douaniers...), le monarque Charles X impose par son ordonnance du 17 avril 1825 de lourdes conditions d’ordre territorial, fiscal et financier, pour reconnaître l’indépendance de la « partie française de Saint-Domingue ». Le 8 juillet 1825, à l’approche d’une escadre portant 500 canons, menaçant de blocus les ports haïtiens en cas de refus, le président Boyer accepte les conditions exigées tout en sollicitant leur révision. Enregistré le 11 juillet par le Sénat, cet engagement est pris au nom d’une population (estimation haute) d’environ 800 000 Haïtiennes et Haïtiens. Dans la foulée, la plupart des autres puissances nouent des relations diplomatiques avec Haïti. L’injonction d’une indemnisation est au cœur de l’ordonnance de 1825.
 
Réparation aux ex-colons propriétaires
 
Aux anciens colons propriétaires donc d’être dédommagés de leurs pertes immobilières, soit de leurs biens-fonds ruraux et urbains, à hauteur du dixième de leur valeur en 1789. Le total de l’indemnisation s’élève ainsi à 150 millions de francs à acquitter en cinq annuités. Ce chiffre correspond à 15% du revenu annuel de l’État français de l’époque mais à, au moins, dix fois celui d’Haïti. La jeune République a beau réclamer la réduction du montant, elle doit, pour en honorer la première annuité, contracter un emprunt de 30 millions de francs sur le marché français en novembre 1825. Ce prêt est remboursable en 25 ans et porte 6% d’intérêt. Pourtant Haïti n’en percevant, commissions bancaires déduites, que 24 millions, elle doit puiser dans le Trésor public pour se libérer du premier terme de paiement prévu, par l’ordonnance, au 31 décembre 1825.
 
Le cinquième de la réparation exigée d’Haïti s’apprête ainsi à être confié à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) en France. Aussi une procédure est-elle à codifier en amont pour en identifier les bénéficiaires et établir les modalités de répartition. Instituée dès le 1er septembre 1825 par Charles X, une commission royale s’y consacre trois mois durant. Elle recommande que l’État français ne forme pas de demande pour ses biens immobiliers à Saint-Domingue et que seuls les anciens colons, y ayant été propriétaires et déchus de cette qualité, soient habilités à réclamer un dédommagement. Néanmoins et entre autres cas particuliers, ce droit serait ouvert, sous conditions, aux gens de couleur propriétaires qui, restés fidèles au drapeau de la France, ne pourraient réintégrer leurs biens en Haïti. Ce cadre établi, la commission doit élaborer une proposition d’articles de loi en vue de la redistribution de l’indemnité tout en tenant étroitement compte des intérêts des créanciers des ex-colons[1]
 
La commission s’appuie sur le produit annuel de la colonie en 1789 et la législation d’alors pour fonder cette répartition et les méthodes d’évaluation des biens immobiliers sur les preuves de propriété et les justificatifs de leur valeur . La prise en compte de la force servile peut paraitre absente ou invisibilisée dans deux des trois modes d’évaluation proposés pour traiter les dossiers de réclamations et établir la valeur d’un bien perdu dont le dixième en constituera l’indemnité. Il s’agit, en l’occurrence, de la méthode basée sur la valeur d’acquisition (comme locative) d’un bien-fonds et de celle basée sur l’état annuel des produits d’une propriété rurale. Cependant, pour l’évaluation d’une habitation, productrice de denrées d’exportation, le « Code noir », en vigueur en 1825 dans les colonies françaises, intervient et sert de fil rouge.
 
La liberté monnayée
 
À Saint-Domingue, et conformément aux articles 44 et 48 du « Code noir », lors d’une transaction immobilière, la main-d’œuvre esclavisée représentait 30% à 60% de la valeur d’un bien-fonds rural (habitation), aux côtés du cheptel, du bâti et du foncier. Cette même fourchette de parts participerait donc au montant de l’indemnité attribuée à l’ex-propriétaire sur présentation des pièces notariées. L’exigence première du président Pétion de prohiber tout dédommagement de la perte d’un bien servile est ici totalement ignorée.
 
Plus encore, les réclamations pourront être introduites sur la base du nombre d’esclaves possédés plus de trente ans auparavant et généralement, d’ailleurs, achetés à crédit. La commission prévoit, en effet, que les attestations renseignant sur la valeur de la propriété immobilière puissent faire défaut aux réclamants et elle tâche d’y remédier. L’esclave dit « bien meuble » est au cœur du palliatif élaboré, base du troisième mode d’évaluation proposé. Pour apprécier cette force de travail et dans chaque domaine d’activité, la commission choisit d’établir une estimation vénale qui prend appui sur le chiffrage des volumes et valeurs de la production annuelle de la main-d’œuvre servile à Saint-Domingue. Les valeurs marchandes des esclaves ainsi fixées sont plus élevées que celles en cours à Saint-Domingue à la fin des années 1780. L’éventail des prix va de 2 000 à 4 500 francs pièce en fonction de l’affectation de poste de l’esclavisé.e. La commission dresse une grille d’indemnisation par tête d’esclave, tant du monde agricole qu’urbain. En général, le tarif « par tête » correspond également à 10% du prix attribué à l’esclave considéré. Par ce biais servile, un ex-colon propriétaire de bien-fonds pourrait être aussi dédommagé.
 
L’identification des bénéficiaires (directs et indirects) de l’indemnité et les trois modes d’évaluation des biens immobiliers articulent le projet de loi élaboré par la commission royale du 1er septembre 1825. Ce texte, accompagné d’un rapport d’expertise, est soumis à l’attention de Charles X à la fin de la même année.
 
La loi française du 30 avril 1826, portant sur la répartition de l’indemnité, reprend l’essentiel des dispositions proposées par la commission. Dès le 9 mai, une ordonnance vient préciser les critères d’attribution ainsi que ceux d’estimation des propriétés. Susceptible d’ajustements, ce dispositif est bientôt mobilisé par une nouvelle commission, dite de liquidation, chargée de statuer sur la recevabilité des dossiers de réclamations et sur le montant à allouer aux indemnitaires. L’État haïtien ayant versé à la CDC le premier cinquième de sa « dette de l’indépendance », essentiellement grâce à l’emprunt extérieur contracté, le processus d’indemnisation débute en France dès le second semestre de l’année 1826. 
 
Une souveraineté prise en étau
 
Au même moment, Haïti insolvable entre en double défaut de paiement (tant pour l’indemnité que pour l’emprunt) et pour une longue décennie. Finalement, en 1838, en plus de la reconnaissance, cette fois sans condition, de l’indépendance d’Haïti par la France, l’indemnité totale est renégociée à la baisse (90 millions de francs) et son paiement étalé sur 30 annuités. La quotité de la valeur du bien perdu allouée à l’ex-colon en est, de fait, également réduite de 40%. Peu après, les pourparlers de l’État haïtien avec les obligataires de l’emprunt de 1825 aboutissent : le taux d’intérêt est réduit à 3% et le remboursement rééchelonné. Environ 8 000 ex-colons propriétaires, ou plutôt leurs héritiers et ayant-cause, seront indemnisés, à l’issue de maints ajournements. 
 
Haïti s’attache, en effet, à honorer la dette de l’indépendance malgré la chute des cours du café, denrée produite par le petit paysannat et pilier des recettes de l’État. En dépit des oppositions à ce tribut (rébellions de militaires, manifestations de rues…), la coercition exercée par l’armée, la rigueur du Code rural et l’accroissement de l’endettement intérieur permettent aux pouvoirs publics, sauf épisodes exceptionnels, de payer peu ou prou les termes dus. L’État français conditionne d’ailleurs la reconnaissance de tout nouveau gouvernement haïtien à la régularisation des annuités en attente. Aussi de nouveaux échéanciers de paiements sont-ils adoptés tant pour l’indemnité (1847) que pour l’emprunt (1848, 1854). Si le service de la dette extérieure siphonnait, entre 1838 et 1844, la moitié des revenus de l’État, il n’en absorbe plus que 15% en 1870. Cette année-là, pour corseter l’acquittement des prochaines échéances, la légation de France négocie avec le gouvernement haïtien un arrangement  qui imbrique, en une « double dette », les paiements des deux créances. 
 
La dette de l’indépendance sera finalement soldée en 1878 par Haïti, grâce à un emprunt placé en 1875 sur le marché français. Les remboursements des emprunts extérieurs de 1825 et 1875 prendront respectivement fin en 1887-88 et en 1921-22, au début de la violente occupation étasunienne d’Haïti (1915-1934). Additionnées, ces deux saisies des richesses produites par la petite paysannerie, descendante des esclaves affranchi.e.s en 1794, dureront un siècle. La première s’effectue au bénéfice d’ex-colons (ou héritiers) propriétaires de biens immobiliers et d’esclaves ainsi qu’à celui de leurs créanciers, la seconde au profit des banques impliquées et des obligataires. Ce détournement imposé des ressources financières du jeune État s’inscrit à l’origine dans la ligne politique nationale de la France de la Restauration et dans l’échiquier mondial esclavagiste et colonialiste d’alors. Il s’inscrit également dans l’ordre économique international du XIXe siècle auquel les gouvernants haïtiens sont confrontés. Il a, enfin, participé, de façon déterminante, à enfermer durablement Haïti dans une spirale d’endettement et dans le sous-développement.
 
[1] G-K Gaillard-Pourchet, « La "dette de l’Indépendance". La liberté du genre humain monnayée (1791-1825) », IFJD, 2022.
 
 
Rédigé en mai 2022. Publié en novembre 2023
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