Premiers contacts avec la poésie chinoise classique
La poésie chinoise classique est révélée en France durant la seconde moitié du XIXe siècle par les traductions des sinologues, mais c’est la libre adaptation qu’en fait Judith Gautier qui connaît le plus de succès et en impose une image durable.
Un peuple poète
Au XVIIIe siècle les jésuites répandent par leurs écrits sur la Chine l’idée que l’empereur comme le peuple s’adonnent naturellement à la poésie, mais ils ne traduisent guère que quelques pièces éparses. Cette image d’un peuple poète est renforcée par les traductions de pièces de théâtre et de petits romans sentimentaux faites par les premiers sinologues durant la première moitié du XIXe siècle, qui comportent des parties versifiées insérées dans la prose. Elle inspire à plusieurs poètes déçus du prosaïsme de leur temps des vers où ils disent leur désir de renouveler leur inspiration en se tournant vers la Chine : « Celle que j’aime à présent est en Chine… », proclame Théophile Gautier dans son poème « Chinoiserie » publié en 1836, et Mallarmé se donne encore pour programme d’ « Imiter le Chinois au cœur limpide et fin… » dans son poème de jeunesse « Las de l’amer repos… » (publié en 1866). Mais il faut attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour voir paraître des traductions qui permettent de s’en faire une idée plus précise.
Les traductions savantes, du marquis d’Hervey-Saint-Denys à Marcel Granet
La première anthologie française de poèmes chinois est celle du marquis d’Hervey Saint Denys, alors professeur de chinois à l’Ecole des langues orientales, qui paraît en 1862 sous le titre Poésies de l’époque des Thang. Elle offre la traduction d’une centaine de poèmes de l’âge d’or de la poésie classique, précédés d’un long essai sur « l’art poétique et la prosodie chez les Chinois ». En 1870, le sinologue traduit encore la plus célèbre des pièces du recueil Chuci attribué à Qu Yuan, Le « Li-Sao », poème du IIIe siècle avant notre ère. A sa suite, plusieurs orientalistes révèlent des œuvres représentatives d’autres périodes, à commencer par le Shijing, la plus ancienne anthologie chinoise : dans Chi-king ou livre des vers (1872), Guillaume Pauthier adapte en français une traduction latine faite par le Père Lacharme au XVIIIe siècle et éditée en 1832 par Julius Mohl ; en 1896, le Père Couvreur en propose une nouvelle traduction, en français et en latin, accompagnée du texte chinois (Cheu king) ; enfin dans Fêtes et chansons de la Chine (1919), Marcel Granet offre des chansons populaires de la première partie une version débarrassée des interprétations confucéennes suivies par ses devanciers. Camille Imbault-Huart, diplomate en Chine, révèle quelques aspects de La Poésie chinoise du XIV° au XIXe siècle (1886), et Tsen Tsonming (Zeng Zhongming), venu en France en 1916 pour y faire des études, traduit en 1923 des poèmes antérieurs à l’époque Tang dans Anciens poèmes chinois d’auteurs inconnus.
Considérant que la poésie chinoise est « intraduisible » parce qu’elle obéit à des règles strictes et est nourrie d’allusions, tous ces sinologues en ont proposé des versions en prose, parfois assorties de notes ou commentaires sur l’histoire et les mœurs chinoises, qui se contentent de restituer le sens premier et qui ne retiendront guère l’attention des écrivains. Quant aux formes prosodiques qu’ils ont présentées, seuls Louis Bouilhet dans Dernières chansons (1872) et plus tard Victor Segalen dans Odes (éd. posthume 1926) tenteront de les adapter, et c’est en vers français que le parnassien Emile Blémont adaptera dans ses Poèmes de Chine (1887) plusieurs pièces du recueil d’Hervey-Saint-Denys.
Le Livre de jade de Judith Gautier, une adaptation libre et un énorme succès
Plus que les sinologues, c’est Judith Gautier qui connaît, avec son Livre de jade qu’elle publie en 1867, un succès important et durable. Aidée de l’exilé chinois Tin Tun-ling, elle adapte sous forme de petits poèmes en prose des poèmes classiques de l’époque Tang qu’elle classe en sept rubriques thématiques dont la première et la plus importante est consacrée à l’amour. Malgré ses inexactitudes, et bien qu’on se doute qu’il doit plus à l’imagination et à la sensibilité de la jeune femme qu’aux poètes de la Chine, l’ouvrage est remarqué dans le monde littéraire et charme par son lyrisme délicat et la nouveauté de ses images. En 1902 paraît une nouvelle version, qui sera plusieurs fois rééditée, où Judith Gautier corrige certaines erreurs, supprime les pièces les plus suspectes et en ajoute d’autres de diverses périodes. Outre que par sa forme Le Livre de jade est crédité par certains de l’invention du vers libre, il suscite nombre d’adaptations ou d’échos chez les poètes français et impose une image de la poésie chinoise comme simple et raffinée à la fois, libre dans sa forme et accessible à tous, inspirée par la nature et l’amour. Il constitue aussi une source d’inspiration pour les musiciens, tel Gabriel Fabre qui met en musique sept « Poèmes de jade » en 1905.
Légende de l'illustration : Poèmes de Jade, traduits du chinois par J. Gautier, musique de G. Fabre. 1910