L'expédition de Saint-Domingue de 1802 et la vente de la Louisiane

En 1802, sous le Consulat, Napoléon Bonaparte envoie plusieurs corps expéditionnaires dans les Antilles pour y rétablir l’économie de plantation de l’Ancien Régime. La plus importante de ces expéditions a pour objectif la reconquête de Saint-Domingue (aujourd’hui : Haïti). Elle s’avère un échec retentissant. En résultent l’indépendance d’Haïti et, indirectement, la vente de la Louisiane.

Politique coloniale de Napoléon Bonaparte

Quand Napoléon prend le pouvoir par le coup d’état de novembre 1799, la situation dans les colonies françaises est contrastée. Depuis la révolte des esclaves de Saint-Domingue en 1791 et la loi d’abolition votée par la Convention en 1794, l’esclavage n’est plus officiellement de mise. Dans les faits, l’esclavage perdure à la Martinique, qui est sous occupation anglaise, et à la Réunion, où les planteurs refusent d’entériner la loi d’abolition. À Saint-Domingue, en Guadeloupe et en Guyane, les esclaves acquièrent le statut de cultivateurs, qui leur accorde officiellement la liberté et un salaire mais les force à rester sur les plantations. En parallèle, des hommes de couleur libres comme Toussaint Louverture à Saint-Domingue et Louis Delgrès en Guadeloupe écartent les officiers et les commissaires civils envoyés de métropole et prennent le pouvoir.

Napoléon déplore le déclin du commerce colonial, que les colons attribuent à l’abolition de l’esclavage, et soupçonne Louverture de visées indépendantistes. Mais il ne peut agir tant que dure la guerre navale avec l’Angleterre, qui l’empêche d’envoyer des forces militaires aux Antilles. La signature de préliminaires de paix avec l’Angleterre en octobre 1801, confirmée ensuite par la Paix d’Amiens, change la donne. Au cours de l’hiver 1801-1802, il envoie diverses escadres outre-Atlantique pour destituer les officiers de couleur au pouvoir à Saint-Domingue et en Guadeloupe et reprendre le contrôle effectif de la Martinique et de la Louisiane (cette dernière, cédée à l’Espagne après la Guerre de Sept Ans, est rétrocédée à la France en 1800 selon les termes du traité de San Ildefonso). 

Sur le long terme, Napoléon espère rétablir l’empire colonial de la France aux Antilles tel qu’il existait à son apogée économique avant la Révolution. Il déclare qu’il n’a pas l’intention de rétablir l’esclavage à Saint-Domingue. Mais la loi du 20 mai 1802 maintient l’esclavage dans les colonies où il n’a pas été réellement aboli (Martinique, Réunion) et ouvre la voie à un rétablissement futur de l’esclavage dans les autres colonies, dont Saint-Domingue.

 

L’expédition Leclerc

La plus importante des expéditions envoyées à l’hiver 1801-1802 mobilise environ 40.000 soldats et marins. Elle a pour destination Saint-Domingue, qui était avant la Révolution le premier producteur de sucre et de café aux Antilles. Elle est commandée par le beau-frère de Napoléon, le général Victoire Leclerc (sa sœur Pauline et son frère Jérôme accompagnent aussi l’expédition). Les troupes françaises débarquent simultanément dans différents ports de Saint-Domingue en février 1802 et entament les opérations militaires après l’échec de négociations avec Toussaint Louverture. 

L’armée aux ordres de Louverture, aguerrie par une décennie de combats contre les colons français et des envahisseurs anglais et espagnols, adopte une politique de la terre brûlée, réduit en cendres les principaux ports de la colonie tels que Cap-Français (aujourd’hui : Cap-Haïtien) et mène des combats de guérilla dans l’intérieur de la colonie. Ces combats s’avèrent meurtriers pour les soldats de Leclerc, notamment lors de la bataille de la Ravine-à-Couleuvres et du siège de la forteresse de Crête-à-Pierrot, mais les forces françaises finissent par s’imposer et Louverture doit signer un cessez-le-feu en avril 1802. Leclerc exile ensuite Louverture en France, où il meurt au Fort de Joux en avril 1803 (une plaque au Panthéon de Paris honore aujourd’hui sa mémoire ainsi que celle de Delgrès, qui se suicide lors de la reconquête de la Guadeloupe).

Leclerc ne rétablit pas officiellement l’esclavage à Saint-Domingue de peur de perdre le soutien des troupes noires qui se sont ralliées lors du cessez-le-feu. Mais sa situation militaire se dégrade néanmoins au cours de l’été 1802 quand une épidémie de fièvre jaune frappe l’armée expéditionnaire. La loi du 20 mai 1802 et le rétablissement progressif de l’esclavage en Guadeloupe incitent aussi la population noire de Saint-Domingue à reprendre les combats car elle craint de perdre sa liberté. À l’automne 1802, la majeure partie des soldats et officiers de couleur de la colonie se joignent aux cultivateurs révoltés, notamment Jean-Jacques Dessalines, un ancien esclave qui était le second de Toussaint Louverture. 

Leclerc projette de tuer toute la population adulte noire de l’île, qu’il ne peut soumettre, et fait noyer les prisonniers rebelles par milliers (le terme de « génocide » n’existant pas alors, il parle de « guerre d’extermination »). Il meurt de la fièvre jaune en novembre 1802 mais son successeur Donatien de Rochambeau continue cette politique d’extermination et emploie notamment des chiens importés de Cuba pour pourchasser puis dévorer les rebelles.

 

Echec de l’expédition, vente de la Louisiane et indépendance d’Haïti

Malgré l’envoi de plusieurs vagues de renforts de métropole, la situation militaire devient critique pour Rochambeau début 1803. La fièvre jaune continue ses ravages. Dessalines élimine ses rivaux et unifie l’armée rebelle. La rupture de la Paix d’Amiens avec l’Angleterre en mai 1803 empêche Napoléon d’envoyer de nouveaux renforts. La marine anglaise impose un blocus naval et interrompt les approvisionnements. L’armée de Dessalines contrôle l’intérieur de Saint-Domingue et assiège les garnisons françaises. Pris en étau entre la marine anglaise et l’armée de Dessalines, les ports sous contrôle de la France tombent un par un. 

L’échec de l’expédition de Saint-Domingue contribue indirectement à la cession de la Louisiane. Quand Napoléon envoie des expéditions aux Antilles début 1802, il prévoit aussi d’en envoyer une en Louisiane. Mais le gel des ports de Hollande retarde le départ de cette expédition. Les nombreux renforts envoyés à Saint-Domingue compliquent ensuite le projet d’expédition en Louisiane. Début 1803, quand il devient évident que l’expédition de Saint-Domingue est promise à l’échec, Napoléon abandonne ses projets impériaux aux Antilles, y compris en Louisiane, colonie secondaire qui avait surtout pour rôle de fournir Saint-Domingue en bois et en nourriture. La rupture de la Paix d’Amiens le confirme dans ses choix et il vend abruptement la Louisiane aux émissaires du président américain Thomas Jefferson.

En novembre 1803, Dessalines remporte la bataille de Vertières et Rochambeau doit évacuer Cap-Français, la dernière grande ville encore sous contrôle français. Les survivants de l’expédition se replient sur Santo Domingo (la partie orientale de l’île d’Hispaniola) ou sont capturés par la marine anglaise lors de l’évacuation. Après avoir chassé les Français de la colonie, Dessalines déclare officiellement l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804. Dans sa déclaration d’indépendance, il réaffirme le principe inconditionnel de l’abolition. Il ordonne aussi le massacre d’une grande partie de la population blanche de peur qu’elle n’incite Napoléon à envoyer une autre expédition. 

Napoléon et ses successeurs continuant à regarder Haïti comme une colonie rebelle, ce n’est qu’en 1825 que la France reconnaît officiellement l’indépendance d’Haïti contre le paiement d’une indemnité de 150 millions de francs. En 2003, le président Jean-Bertrand Aristide demande le reversement avec intérêts cumulés de cette indemnité, qu’il accuse d’être la cause du sous-développement d’Haïti, mais la France refuse.

Publié en décembre 2024