Africains et afro-descendants

Qu’il s’agisse d’écrire sur l’époque de l’esclavage ou sur la période postérieure à son abolition définitive, toutes les dénominations employées par les historiens pour décrire globalement les populations déportées d’Afrique dans les sociétés esclavagistes américaines sous souveraineté française, ainsi que leurs descendants sont problématiques. Elles ne sont en effet jamais neutres et sont chargées d’histoire.

Les catégories héritées des périodes esclavagiste et post-esclavagiste véhiculent le plus souvent des préjugés négatifs qui n’ont commencé à être remis en cause que tardivement avec le développement de l’antiracisme. Il importe donc de retracer l’histoire de la formation et des usages de ces catégories. 

Dès les premiers temps de la colonisation, les Français empruntèrent aux Ibériques un vocabulaire péjoratif pour nommer les populations déportées d’Afrique et leurs descendants dans les colonies américaines sous leur contrôle. Renvoyant originellement à la couleur, le terme « nègre », le plus courant, devint très vite synonyme d’esclave. Aussi les affranchis ou descendants d’affranchi furent-ils qualifiés de « nègres libres ». Les autorités et les colons distinguaient ordinairement les esclaves « africains », appelés aussi « bossales » (de l’espagnol « bozal », signifiant sauvage), des « créoles », nés dans les colonies américaines. Les premiers étaient souvent stigmatisés pour leur supposée barbarie, tandis que les seconds étaient considérés comme plus dociles ou plus compétents pour les tâches qualifiées. La catégorie « créole » était déclinée en fonction des lieux de naissance : « créole de la Martinique », « créole de la Dominique », etc. 

L’utilisation universelle de qualificatifs englobants comme « nègres » ou « Africains » n’empêchait pas les autorités, les marchands et les planteurs de prêter attention aux origines ethniques des esclaves. Élaborés en grande partie dans la traite et l’esclavage, ces noms polysémiques de « nations » africaines – le terme de « nation » était employé à l’époque pour désigner tous les groupes ethniques tels que les Français, les Anglais, les Iroquois ou les Bambaras – pouvaient référer à un groupe ethnolinguistique spécifique, mais aussi à une affiliation religieuse, une vaste région indifférenciée ou un port d’embarquement. L’ethnonyme « Sénégal » désignait ainsi un esclave embarqué depuis le port de Saint-Louis en Sénégambie, un Wolof du Cayor ou du Walo provenant de la proximité immédiate de la ville ou un locuteur du pulaar du Fuuta Tooro dans la moyenne vallée du Sénégal. Les colons développèrent des discours pointant les qualités et les défauts de ces différentes « nations » africaines au regard du bon fonctionnement de l’économie de plantation. À l’instar du terme « Congo », ces noms de nations africaines purent cependant aussi servir de support à la formation de nouvelles identités néo-africaines au sein des populations serviles. 

Suivant l’essor du métissage, toute une gamme de labels raciaux – « mulâtres », « tiercerons », « quarterons », « capres », etc. – s’imposa également en référence à la fois à un degré de métissage et à un phénotype, impliquant la couleur de la peau, mais aussi la texture et la couleur des cheveux ou les traits du visage. Dans le cadre administratif, le nombre de catégories raciales utilisées était limité, alors que les défenseurs d’un esclavage racial en vinrent à élaborer des taxinomies raciales pléthoriques : dans sa Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle Saint-Domingue, publiée en 1797, mais décrivant la société domingoise dans les décennies précédant la Révolution française, le juriste martiniquais Médéric-Louis-Élie Moreau de Saint-Méry proposa un tableau de 128 catégories raciales issues du croisement d’un homme blanc et d’une femme de couleur ayant jusqu’à six degrés de métissage. Il soutenait ainsi que le fruit de ces croisements ne pourrait jamais devenir « blanc ». 

Avec le temps, en relation ou non avec le métissage, des populations d’affranchis ou de descendants d’affranchis vinrent s’ajouter aux masses serviles qui peuplaient les colonies esclavagistes. Pour parler du groupe statutaire, l’expression « nègres et mulâtres libres » s’imposa d’abord. Ce n’est qu’après la guerre de Sept Ans que les appellations « gens de couleur libres » ou « libres de couleur » se généralisèrent quand il s’agissait d’évoquer les débats et les politiques à leur encontre. Elles englobaient dans un même groupe juridique des individus qui socialement pouvaient être distingués selon leurs nuances de couleur. Selon le point de vue des différents acteurs, ces qualificatifs pouvaient renvoyer aux personnes affranchies ou nées libres, d’ascendance africaine et euro-africaine, ou seulement à celles considérées comme des « sang-mêlés ». 

À côté des libres de couleur, les autres populations d’ascendance africaine ayant obtenu leur liberté du temps de l’esclavage furent les Garifuna et les marrons. Le terme « Garifuna » est celui utilisé par ce peuple de nos jours : au XVIIIe siècle, ils étaient appelés « Caraïbes noirs » par les Européens, mais on ignore comment ils s’auto-désignaient. Cette population s’était formée grâce à l’alliance entre des Kalinago de l’île de Saint-Vincent et des Africains issus de deux navires de traite naufragés en 1635 et en 1675, la capture d’esclaves africains par les Kalinago et l’arrivée d’esclaves en fuite de la Barbade voisine. Si des groupements de marrons – le terme désignait les esclaves ayant déserté – se formèrent, en outre, dans tous les territoires esclavagistes français, c’est seulement en Guyane et dans la Dominique, qu’ils réussirent à perdurer jusqu’à aujourd’hui. Sur le continent, l’agrégation et l’unification des différentes bandes de marrons existant aux XVIIe et XVIIIe siècles permirent progressivement la formation de six peuples distincts entre la Guyane française et le Suriname : les Aluku ou Boni, Ndjuka ou Aukanisi, Pamaka, Saamaka, Matawai et Kwinti. En Guyane, ils sont appelés de nos jours « Bushinenges ou Businenge », mot qui signifie « personnes noires de la forêt ». 

Après la guerre de Sept Ans, l’essor de l’abolitionnisme conduisit à un usage plus courant de la catégorie « noir ». Les partisans de la réforme ou de l’abolition de l’esclavage se mirent à éviter, de manière croissante, le terme « nègre », considéré comme trop péjoratif. Ce choix n’était pas seulement celui des élites européennes membres de la Société des Amis des Noirs. Selon un colon qui raconta des années plus tard son expérience de l’événement : « dans le principe de la révolution de Saint-Domingue, les Africains ne voulaient pas qu'on les appelât nègres, mais noirs » (anonyme attribué à F.-R. de Tussac, Cri des colons contre un ouvrage de M. l’évêque et sénateur Grégoire…, Paris, 1810, p. 33). 

Là où il fut appliqué, le décret d’émancipation de février 1794 accordait tous les droits garantis par la Constitution aux hommes résidant dans les colonies « sans distinction de couleur ». Seuls les Africains qui provenaient des navires de traite saisis et qui furent introduits en nombre en Guyane et en Guadeloupe furent exclus de la citoyenneté. Conséquence de l’obtention des droits civiques et politiques, l’usage administratif des catégories raciales fut proscrit. Les « nègres » des plantations devinrent des « cultivateurs ». L’ancien clivage entre esclaves et libres de couleur fut néanmoins reconfiguré afin de distinguer les « nouveaux citoyens » et les « anciens libres ». Qualifier les premiers d’« Africains » ou indiquer qu’ils étaient de « nation Bambara » ou « Congo » dans les registres d’état civil permettaient de convoquer un imaginaire racial sans à avoir à utiliser le mot « nègre ». 

Des phénomènes similaires se produisirent en 1848 après l’abolition définitive de l’esclavage, avec toutefois des différences notables par rapport au premier âge des Révolutions. Entre 1854 et 1862, l’arrivée d’engagés africains, travailleurs libres sous contrat ou captifs rachetés pour la grande majorité d’entre eux, conduisit les anciens et les nouveaux libres, alors largement créolisés, à se démarquer de cette nouvelle main-d’œuvre appelée « nèg Congos » ou « Congos » et regardée souvent avec mépris. De manière plus générale, la couleur resta un élément structurant des sociétés antillaises après 1848. Dans les classes populaires, de nouvelles expressions en créole vinrent enrichir le nuancier : « neg nwe », « nègres métissés » et « francs mulâtres », ou encore les formules plus imagées : « nèg chabon », « nèg goudron », « po sapotille », « po chapé », « bel po », « chivé raid », « mové chivé » ou « mové neg ». Leur connotation péjorative ou méliorative dépendait du locuteur, de l’interlocuteur et du contexte. 

Les esclaves comme les engagés venus d’Afrique gardaient un attachement à leur histoire généalogique et au territoire circonscrit d’où ils provenaient. Mais la conceptualisation de l’Afrique dans sa globalité comme la terre ancestrale fut une construction sociopolitique de la fin du XIXe et du XXe siècle. Cette conscience diasporique émergea dans le cadre des combats pour l’émancipation, la dignité et l’égalité portés par des Afro-descendants marginalisés et discriminés hors d’Afrique. Avec le développement du panafricanisme à partir du début du XXe siècle, la relation à l’Afrique des populations caribéennes d’ascendance africaine ou euro-africaine commença à changer. Dans l’entre-deux guerres, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Guyanais Léon Gontran Damas et le Martiniquais Aimé Césaire se firent les chantres de la négritude. La notion visait à renverser le stigmate associé à la noirceur et à dénoncer les liens intrinsèques entre colonialisme et racisme. 

Parallèlement, grâce à l’exercice de la citoyenneté, des sentiments d’appartenance locale, propre à chaque colonie, puis à chaque département d’outre-mer après 1946 purent se former. Dans le contexte de la décolonisation, des mouvements indépendantistes locaux naquirent, avec des forces variables d’un territoire à l’autre. La migration massive de domiens vers l’hexagone à partir des années 1960 a cependant renforcé la reconnaissance d’une identité antillaise ou caribéenne commune. Dans les années 1980, des écrivains comme Édouard Glissant, Jean Bernabé, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau ont défendu les notions d’antillanité ou de créolité, faisant des territoires caraïbéens des creusets de la créolisation et du métissage et permettant d’englober les populations d’ascendance africaine, amérindienne, asiatique ou européenne vivant ensemble. La quête des racines africaines a pu toutefois resurgir dans les dernières décennies du XXe siècle. Le choix entre africanité et créolité ne cesse de fluctuer à l’intérieur de chaque territoire et d’un territoire à l’autre. Il peut se combiner avec une taxinomie de couleur, qui, si elle a largement perdu sa signification raciale, continue à informer les rapports sociaux dans la Caraïbe française. Derrière ces tensions se cachent les multiples manières d’articuler le local et le global dans des sociétés qui demeurent marquées par les héritages de la violence extrême du système atlantique d’esclavage, subissent de nouvelles transformations avec la globalisation actuelle, et cherchent à se projeter dans un futur porteur d’émancipation. 

L’histoire complexe des divers termes, complémentaires ou contradictoires, mobilisés pour désigner les populations déportées d’Afrique en Amérique française et leurs descendants ou par ces derniers pour s’auto-désigner explique la difficulté des historiens à choisir une dénomination qui permettent de les englober, tout en rendant compte de leur hétérogénéité d’ordres multiples sur la longue durée, avant et après l’abolition de l’esclavage. Dans un contexte scientifique francophone ou anglophone, les catégories raciales sont bien sûr proscrites : elles ne peuvent être mentionnées qu’entre guillemets quand il est opportun de rappeler les termes d’époque. L’essor de la mémoire de l’esclavage à partir des années 1990 s’est manifesté par l’auto-identification comme « descendants d’esclaves » chez certains Antillais et Guyanais, notamment parmi ceux résidant dans l’hexagone. Mais dorénavant le mot même d’esclave sous la plume des historiens est contesté ; d’aucuns lui préfèrent ceux d’esclavisé/esclavagisé ou de personne mise en esclavage afin de marquer le refus de réduire les individus à leur statut juridique et à leur condition sociale. Reste que l’expression « esclaves et descendants d’esclaves » ne permet pas de tenir compte des libres de couleur, des Garifuna et des marrons d’avant les abolitions, ainsi que des engagés africains par la suite. D’où le choix, faute de mieux, d’Africains et Afro-descendants. 

Le terme Afro-descendant sert à désigner des individus ou des populations dont les ancêtres sont nés en Afrique : il fait ainsi référence non pas à un phénotype mais à une histoire particulière. Associé à l’idée de diaspora africaine et donc à celle d’Afrique dans le monde, il a été popularisé par l’UNESCO à partir de la toute fin du XXe siècle. Cette expression d’Africains et d’Afro-descendants peut être utilisée à trois conditions : ne pas présupposer une identité africaine globalisée à ces hommes et femmes, ni essentialiser leurs rapports à l’Afrique ; tenir compte des phénomènes de métissage avec les populations d’ascendance amérindienne, européenne et asiatique ; et, enfin, ne pas confondre les pratiques sociales et culturelles avec les manières dont les identités, toujours plurielles, étaient/sont assignées ou auto-revendiquées. Quelle que soit l’appellation retenue, il est fondamental de souligner l’apport crucial des populations déportées d’Afrique et de leurs descendants à la formation des sociétés et des cultures nouvelles dans toutes les Amériques et notamment celle sous souveraineté française.

 

Publié en décembre 2024

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