En 1848, le gouvernement provisoire abolit l’esclavage mais laisse de nombreuses questions en suspens, notamment celles de l’indemnité à accorder aux colons et du sort des nouveaux libres.
Un décret historique
L’abolition de l’esclavage de 1848 constitue l’une des décisions politiques les plus marquantes de l’histoire française contemporaine. Pour la seconde fois dans son histoire, la France met fin à ce système inique de propriété et d’exploitation de l’homme par l’homme qui s’est développé dans des territoires ultramarins sous souveraineté française à partir du XVIIe siècle et qui est fondé sur une idéologie raciale. Le 27 avril 1848 est aussi, et avant tout, une date fondamentale pour près de 250 000 femmes, hommes et enfants devenus citoyens français, et qui par le décret d’abolition du gouvernement provisoire, recouvrent à la fois liberté et dignité.
Cette décision historique est le fruit d’une conjugaison de facteurs multiples. La philosophie morale prônant l’égalité des êtres humains, les campagnes abolitionnistes françaises, influencées par les modèles britannique et étatsunien, la pression exercée par les esclavisés eux-mêmes sur le système esclavagiste, ainsi que les conditions économiques, sont autant de facteurs ayant mené à l’élaboration du décret d’abolition.
Un système en difficulté
Depuis les années 1830-1840, les colonies souffrent d’un déclin économique lié au prix bas du sucre de canne sur le marché mondial et à la concurrence du sucre de betterave. La question de la rentabilité de l’esclavage suscite alors de nombreux débats. Intrinsèquement complexe et inégalitaire, le système économique de l’esclavage crée une multitude de situations, parfois contradictoires. À la précarité des vies des esclaves, s’ajoutent les difficultés vécues par certains acteurs économiques, car s’il permet à une élite de propriétaires et de négociants de tirer de grands profits, le modèle économique de l’esclavage endette dans le même temps une large partie des propriétaires coloniaux les plus modestes, et se révèle très couteux pour l’État. Cette réalité économique n’explique pourtant pas la décision d’abolir l’institution, qui s’est joué sur le plan de la politique et de la morale, portée par la culture anti-esclavagiste de l’époque, ce dont témoignent les nombreuses pétitions en faveur de l’abolition.
L’action abolitionniste
Les abolitionnistes français, issus d’abord d’une élite intellectuelle et politique parisienne, sont en relation avec leurs homologues britanniques. À partir des années 1820, ces derniers multiplient leurs interventions à Paris, ainsi que dans les grandes villes de province françaises, où des comités se forment peu à peu, emboîtant ainsi le pas à ceux déjà constitués à Paris, comme celui de la Société de la morale chrétienne qui est fondé en 1821 et qui publie en 1826 les « Faits relatifs à la traite des Noirs ». Progressivement, un mouvement national se développe. Les années 1830 sont marquées par un renouvellement de l’engagement abolitionniste, avec la création en 1834 de la Société française pour l’abolition de l’esclavage. Le profil des défenseurs de la cause abolitionniste change aussi et comprend des libres de couleur – affranchis ou descendants d’affranchis - des colonies, qui subissent eux aussi le préjugé de couleur au fondement de ces sociétés.
Les abolitionnistes mettent en avant le principe de justice morale davantage que les intérêts économiques bien qu’ils soient appuyés par les calculs de grands économistes. Le juste et l’utile sont cependant présentés comme les deux piliers fondateurs de la cause abolitionniste.
Lenteurs et réticences
Malgré leur opiniâtreté, les abolitionnistes peinent à imposer leur cause. Dans le camp opposé, une frange des propriétaires coloniaux défend, en effet, une position réactionnaire, arguant que l’émancipation des esclaves ruineraient les planteurs et les colonies, portant ainsi gravement atteinte à l’économie de la métropole et plongeant les esclaves qu’ils considèrent comme indolents dans la misère. Plusieurs propositions de modalité de sortie de l’esclavage progressive ou graduelle sont alors étudiées, toujours sous l’influence du modèle britannique, mais restent inachevées, au profit d’une politique de réformes et d’adoucissement du régime servile. Les lois Mackau, en 1845, accordent de nouveaux droits aux esclaves - dont la capacité patrimoniale - et fixent les droits et les devoirs réciproques du maître et de l’esclave, en particulier dans leurs rapports au travail.
Il faut attendre la proclamation de la seconde république, associée à un idéalisme égalitaire, pour que la situation évolue. La Révolution de février 1848 à Paris précipite la proclamation de l’abolition. En deux mois, le décret est publié. Les intérêts discordants des anciens esclaves, des colons et de l’État sont ainsi départagés dans l’urgence. C’est dans ces conditions qu’une indemnité est accordée aux « colons dépossédés », dont la diversité de profils (femmes, libres de couleur, créanciers, négociants métropolitains, etc.) révèle la complexité des sociétés coloniales et esclavagistes. L’indemnité concerne en réalité l’ensemble des acteurs du système économique. La pétition de 1848 des délégués des ports en témoigne. Aucune indemnité ne sera accordée aux anciens esclaves, malgré quelques propositions dans ce sens de Victor Schoelcher.
Victor Schoelcher
Érigé en figure centrale de l’abolition française, Victor Schoelcher a indéniablement œuvré à l’émancipation générale de 1848. Sa volonté et son investissement personnel sont remarquables. Ayant une bonne connaissance des dossiers coloniaux, c’est lui qui, le 3 mars, obtient après insistance auprès du ministre de la Marine et des colonies François Arago, le principe d’abolition. Nommé à la tête de la commission d’abolition de l’esclavage dès le 6 mars, les membres nommés se réunissent 42 fois avant que la commission ne soit dissoute le 21 juillet. Au cours de leurs réunions, plusieurs questions sont sujets à d’âpres discussions, sans qu’elles ne soient tranchées in fine : l’accès à la propriété terrienne pour les nouveaux libres, les modalités d’organisation du travail libre, et l’indemnisation des propriétaires. Agissant à la hâte, les abolitionnistes laisseront en suspens ces questions cruciales. Celle de l’indemnité sera finalement résolue en 1849, à la suite de la création d’un comité chargé d’en définir le montant et les modalités. Les débats de la commission influent sur la position de Victor Schoelcher, qui accorde cette indemnité par pragmatisme.
L’action des esclavisés
L’abolition de l’esclavage n’est pourtant pas le seul fait des abolitionnistes. Tous ont en tête l’indépendance d’Haïti en 1804, conquise par les esclaves de Saint Domingue à partir de 1791. La révolution haïtienne offre un exemple d’émancipation par la violence redoutée par les autorités coloniales. Cette menace de voir une telle situation se produire dans les colonies exerce une pression importante notamment sur les colons et les autorités coloniales, qui doivent par ailleurs faire face aux diverses formes de remises en question de l’ordre établi par les esclaves, qui multiplient les actes de fuite, empoisonnement, et autres sabotages. L’impatience et les révoltes qui soulèvent les ateliers au Prêcheur, au Morne-Rouge et à Saint Pierre le 22 mai 1848, puis les évènements sanglants qui suivirent mettent la lumière sur le rôle des esclavisés dans la conquête de leur liberté, arrachée avant l’heure. Ils forcent les autorités à proclamer l’abolition de manière anticipée le 23 mai, avant même l’arrivée officielle du décret, le 4 juin suivant, entre les mains du libre de couleur Auguste Perrinon.
Liberté, égalité et oubli ?
La Seconde République constitue les anciens esclaves en citoyens : l’égalité civique proclamée, les nouveaux libres jouissent des droits politiques, très attendus notamment par les libres de couleur. Mais ces nouveaux droits civiques et politiques sont contrecarrés par un ensemble de mesures sociales liberticides, qui leur imposent un système d’obligations à certains égards proche du statut dont ils viennent de s’émanciper. À ces contraintes s’ajoute la demande explicite d’oubli du passé et de reconnaissance envers la République qui leur a octroyé la liberté. La question de la réalisation effective de la citoyenneté et de l’égalité se pose jusqu’à la départementalisation de 1946 et au-delà, avec la persistance de dérogations au droit commun. Quant à la demande d’oubli, il faut attendre 2001 et la loi de Taubira pour que l’esclavage soit reconnu comme crime contre l’humanité. L’histoire de l’esclavage et de ses abolitions reste une histoire en construction, qui se heurte parfois à une mémoire contrariée, aujourd’hui encore. Des figures telles que Victor Schoelcher sont remises en question, à l’image de sa statue, déboulonnée en juin 2020 à Basse-Terre en Guadeloupe.
Publié en juin 2023