Aux portes des Indes espagnoles
Établies sous l’impulsion du cardinal de Richelieu, les nouvelles colonies françaises de Saint-Christophe (1627), la Martinique et la Guadeloupe (1635) furent fondées dans le contexte de la guerre de Trente Ans et de la rivalité franco-espagnole. À l’image de la monarchie anglaise ou de la république des Provinces-Unies à la même période, la monarchie française concevait ses colonies comme des points d’accès à l’empire espagnol, servant de bases navales aux flottes françaises (marchandes, corsaires ou royales) pour conquérir de nouveaux territoires et capter les richesses fabuleuses de l’Amérique espagnole.
Cette compréhension de la présence française dans la Caraïbe fut très tôt associée à l’organisation de la traite des esclaves africains. Sous le règne de Louis XIV, la traite des esclaves fut placée sous le contrôle de nouvelles compagnies privilégiées (la Compagnie des Indes occidentales en 1664, la Compagnie du Sénégal en 1673, la Compagnie de Guinée en 1684). Elle devait permettre la pénétration commerciale de l’empire espagnol, en s’appuyant sur de nouvelles colonies établies par la monarchie (Saint-Domingue en 1664, la Louisiane en 1699). Le volet atlantiques des guerres louis-quatorziennes illustrait les importantes rivalités entre la France et ses rivales pour la traite vers l’Amérique espagnole : la guerre de Hollande (où les objectifs de la Marine royale sur les côtes d’Afrique et dans la Caraïbe manifestaient le souhait de la couronne d’éliminer la concurrence commerciale des Néerlandais avec l’Amérique espagnole), la guerre de la Ligue d’Augsbourg (l’attaque en 1694 de Port-Royal à la Jamaïque, entrepôt de la traite anglaise vers l’Amérique espagnole) ou la guerre de Succession d’Espagne. L’un des facteurs du déclenchement de cette dernière guerre fut l’obtention en 1701 par une compagnie française de l’asiento de negros (privilège commercial sur la livraison d’esclaves africains en Amérique espagnole), finalement cédé à la Grande-Bretagne en 1713.
Le complexe de la plantation et les intérêts français dans la Caraïbe et le monde atlantique
À partir des années 1660, le développement de la culture du sucre dans les Antilles françaises, grâce à l’exploitation violente d’esclaves africains, donna une importance politique nouvelle à ces territoires. La défense des intérêts français dans la Caraïbe et dans le monde atlantique fut, en partie, définie par la relation entre les élites politiques et économiques de ces colonies et la couronne. Entre 1669 et 1671, sous l’impulsion de Colbert, la monarchie interdit le commerce étranger dans les colonies, établissant les fondements du système de l’Exclusif, qui demeura en place jusqu’à la fin de l’Ancien Régime : il faisait des Antilles françaises des dépendances économiques de leur métropole pour leur approvisionnement en vivres et en esclaves et pour le commerce des produits de leur agriculture. Les tensions générées par ce système eurent d’importantes conséquences sur la géopolitique française dans la Caraïbe. L’opposition des élites ultramarines à l’Exclusif contribua à la réputation de déloyauté des planteurs des îles, régulièrement accusés de commerce étranger. La lutte contre la contrebande et le souci de clarifier les frontières impériales dans la Caraïbe amenèrent la monarchie française, lors du premier grand transfert de territoires entre la France et la Grande-Bretagne au traité d’Utrecht (1713), à céder la partie française de l’île de Saint-Christophe, dont la colonie était réputée pour son commerce illégal avec les Britanniques et les Néerlandais.
Malgré les tensions liées à l’Exclusif, les intérêts politiques et économiques des grands planteurs des îles furent régulièrement soutenus par le pouvoir royal. L’essor du commerce colonial au début du XVIIIe siècle, qui fut contemporain de la libéralisation de la traite au sein de l’empire, permit à la monarchie de maintenir une balance commerciale positive et lui garantit d’importants revenus fiscaux, dans le cadre de la rivalité globale franco-britannique et de la « seconde guerre de Cent Ans » (1689-1815). Le développement du complexe de la plantation informa également les prétentions de la monarchie française dans la Caraïbe, faisant sienne les revendications territoriales des élites coloniales sur les îles pas encore colonisées (Sainte-Lucie, Tobago) dont les ressources (bois, vivres) étaient nécessaires au fonctionnement des plantations et à l’approvisionnement des îles françaises : au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, les prétentions contradictoires de la France et de la Grande-Bretagne sur ces îles suscitèrent des conflits de basse intensité, qui prirent fin avec l’acquisition par la France de Sainte-Lucie au traité de Paris (1763) et de Tobago au traité de Versailles (1783).
Pour la monarchie française, l’importance politique et économique des colonies françaises dans la Caraïbe était telle que le pouvoir royal, au traité de Paris, privilégia la conservation des Antilles à son empire nord-américain, cédé à la Grande-Bretagne contre la restitution de la Guadeloupe et de la Martinique (conquises par les Britanniques en 1759 et 1762). Au lendemain de la guerre de Sept Ans, la nouvelle centralité de Saint-Domingue (la « perle des Antilles ») dans l’empire français et l’influence de la physiocratie permirent une réforme du système de l’Exclusif, ouvrant deux (1767), puis sept (1784) ports antillais au commerce étranger : plébiscité par les colons, l’établissement de l’Exclusif mitigé était, dans le même temps, une réponse à des débats européens sur la liberté des mers et le statut du commerce neutre dans l’Atlantique au temps de la domination britannique sur les mers et de la montée en puissance du commerce nord-américain (puis états-unien) avec les Antilles françaises.
Guerre et sociétés esclavagistes
D’abord théâtre périphérique des guerres européennes au XVIIe siècle, la mer Caraïbe devint l’une des principales arènes des conflits européens au XVIIIe siècle. Cette évolution favorisa une importante militarisation des sociétés des Antilles françaises, où la monarchie avait stationné des compagnies de Marine depuis la guerre de Hollande et où avait été créée, dès la fondation de ces colonies, l’institution de la milice, à laquelle était contrainte l’ensemble des hommes libres pour la défense des colonies. Cette institution était, dans le même temps, essentielle au maintien de l’ordre esclavagiste et à la répression des révoltes serviles, qui constituaient une menace permanente.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la guerre fut omniprésente dans les sociétés antillaises. Les élites coloniales tiraient un important prestige du service du roi par les armes, occupant des charges d’officiers de milice ou faisant carrière dans les régiments de la Marine. En temps de guerre, les troupes ultramarines conservaient toujours un avantage sur les troupes envoyées depuis l’Europe, sujettes à de fort taux de mortalité en raison des épidémies de fièvre jaune. Dans le même temps, les conflits dans la Caraïbe apportaient leurs cortèges de conséquences matérielles et humaines. Les colons devaient fournir la main-d’œuvre nécessaire aux travaux de fortification, servir dans la milice et loger les troupes royales à leurs frais. Outre les violences et les destructions des armées en campagne, la guerre maritime perturbait les activités commerciales et entraînait des pénuries : ces sociétés esclavagistes étaient mises à rude épreuve dans les périodes de conflit, au cours desquelles les esclaves se révoltèrent le plus. Les colonies cherchèrent régulièrement à se préserver de ces conséquences des guerres, négociant des traités de neutralité avec leurs voisins (les concordats franco-anglais de Saint-Christophe au XVIIe siècle) ou recourant au commerce étranger et à des pavillons neutres, pour remédier à la baisse du commerce français.
La guerre de Sept Ans (1756-1763) marqua, à plus d’un titre, un tournant dans l’histoire de ces sociétés. Les conquêtes britanniques de la Guadeloupe et de la Martinique avaient détérioré, à Versailles, la réputation des planteurs des îles, perçus comme de mauvais sujets préférant leurs intérêts particuliers au service du roi par les armes. Au lendemain de la guerre de Sept Ans, le traumatisme de la défaite et les interrogations de la monarchie sur la loyauté des colons avaient amené la couronne à entreprendre à Saint-Domingue une importante réforme des milices coloniales honnies des colons, dont le rétablissement en octobre 1768 provoqua une révolte dans les parties Sud et Ouest de la colonie, entraînant une jonction entre les petits blancs et les libres de couleur révoltés. Bien que la guerre d’Indépendance américaine n’eût pas de conséquences géopolitiques majeures dans la mer Caraïbe, ces débats sur la contribution des sociétés antillaises à leur défense et sur le rôle militaire des libres de couleur, dont la participation aux milices était l’objet d’importants contentieux entre les planteurs blancs et l’administration royale, se poursuivirent jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Au cours des guerres franco-britanniques de la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’enrôlement massif des libres de couleur et des esclaves africains dans les armées a également façonné la culture militaire de ces groupes subalternes : cette expérience combattante est un des facteurs essentiels dans le déclenchement de la révolution haïtienne (1791), qui constitue la seule révolte d’esclaves dans l’histoire des Amériques à avoir réussi à renverser l’ordre esclavagiste.
Publié en décembre 2024