La Société des Amis des Noirs (1788 – 1799)

La Société pour l’abolition de la traite des nègres est fondée à Paris le mardi 19 février 1788. Elle s’inspire des sociétés anti-esclavagistes qui se multiplient aux Etats-Unis après 1783, mais plus particulièrement de l’Angleterre, où la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade a été fondée en mai 1787 à Londres. 

Les principaux animateurs de la Société française sont Jacques-Pierre Brissot et Etienne Clavière, qui ne font pas mystère des liens étroits qu’ils ont tissés avec les abolitionnistes anglais ; cette transnationalité leur sera par la suite vivement reprochée par leurs adversaires. Ils furent rejoints, entre autres, par Henri Jean-Baptiste Grégoire dit l'abbé Grégoire, le pasteur Benjamin-Sigismond Frossard, le docteur François Xavier Lanthenas, le philosophe économiste Nicolas de Condorcet, et de nombreuses personnalités politiques de premier plan comme Honoré Gabriel Riqueti Mirabeau, Gilbert du Motier de La Fayette, François Alexandre Frédéric  de La Rochefoucauld-Liancourt. La majorité d’entre eux allait tenir un rôle de premier plan au début de la Révolution. Le registre de la Société montre un rythme soutenu et régulier des séances, trois par mois environ, avec une participation moyenne de 12 sociétaires.
 
Ses objectifs sont de quatre ordres : faire pression sur les centres de décision (le Ministère de la marine et des colonies, puis l’Assemblée Nationale à partir de juillet 1789) pour obtenir une législation contre la traite, en concertation avec les autres puissances coloniales ; obtenir, par les mêmes moyens, une législation pour améliorer la condition des esclaves, préparant à échéance lointaine une abolition graduelle de l’esclavage ; traduire les ouvrages des abolitionnistes étrangers, et diffuser des articles dans la presse nationale ; soutenir les initiatives pour créer sur les côtes d’Afrique des établissements reposant sur la liberté du travail, et la liberté du commerce.
 
La structure de l’action de la Société tient davantage du lobby (pression constante et organisée sur les pouvoirs publics) que du club politique, au moins au début de son activité, et ce à la différence de son homologue britannique, qui organisait de vastes campagnes de pétitions débouchant sur des débats parlementaires, largement suivis par l’opinion publique. Rien de tel en France, où il s’agissait prioritairement d’obtenir des textes de lois pour faire avancer la cause, au moyen de brochures, de concertation avec certaines personnalités influentes au Ministère. Si la configuration politique change à partir de juillet 1789, la Société va se heurter à l’Assemblée Constituante à d’autres lobbies, aussi puissants et bien organisés, comme le Club Massiac, qui représentent les intérêts d’une partie des planteurs de Saint-Domingue, et des grands négociants, présentant toute atteinte au système esclavagiste comme une promesse de ruine économique de régions entières, et de troubles sociaux apocalyptiques.  
 
A partir de l’automne 1789, le combat prioritaire, sous l’impulsion de l’abbé Grégoire et du dominguois Julien Raymond,  s’oriente vers le soutien aux revendications des libres de couleur contre la ségrégation, et pour l’égalité des droits politiques avec les colons blancs. Les partenaires de la Société sont moins les pouvoirs publics et les institutions coloniales, que les protagonistes d’un large mouvement révolutionnaire aux Antilles même, qui mobilise prioritairement les libres de couleur, mais au sein duquel les esclaves ne vont pas tarder à jouer leur propre partition pour une abolition immédiate. Ce tournant radical marginalise les sociétaires modérés. Les effectifs, qui tournaient autour de 130 adhérents, s’amenuisent, accentuant des difficultés financières récurrentes. Outre ses divisions internes, la Société pâtit également de l’engagement de plus en plus marqué de ses principaux animateurs dans les luttes politiques métropolitaines. Elle cesse de tenir des séances régulières après le 11 juin 1790. 
 
La référence à la Société reste cependant bien présente à l’arrière-plan des évènements marquant le processus de la révolution coloniale jusqu’à l’abolition de l’esclavage par le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794).  Pour ses adversaires, c’est un épouvantail que l’on brandit pour entretenir le mythe d’un comité occulte résolu à ruiner les colonies pour le plus grand profit des ennemis de la France. Pour ses partisans, c’est une signature vénérable que l’on invoque pour souder les objectifs de la « révolution des couleurs » et le cours de la Révolution en métropole. Des réunions informelles réunissent de façon intermittente d’anciens sociétaires rescapés de la tourmente révolutionnaire, soit à Paris, soit aux colonies, spécialement à Saint-Domingue. Mais c’est pendant le Directoire que la Société des Amis des Noirs et des colonies va reprendre le flambeau de son illustre devancière. Après quelques tentatives sans lendemain, les séances régulières reprennent autour de membres de la première Société, comme François Xavier Lanthenas, Henri Jean-Baptiste Grégoire dit l'abbé Grégoire, Benjamin-Sigismond Frossard, ou le général Joseph Marie Servan de Gerbey. Outre ces quatre protagonistes, on trouve notamment Carl Bernhard  Wadström, né en Suède, réfugié en France, et chantre de la « colonisation nouvelle » ; Jean-Baptiste Say, rédacteur de la Décade philosophique, qui fait un peu figure de journal officiel du Directoire ; des philanthropes comme Charles Leclerc de Montlinod, ou Charles Philibert Lasteyrie. La Société s’ouvre aux représentants de couleur dans les Conseils du Directoire, mais aussi à quelques femmes militantes, comme Helen-Maria Williams, ou la « citoyenne » Say. 
 
La Société se dote de statuts, elle tient des réunions entre le 30 novembre 1797, et le 30 mars 1799. Ses objectifs sont identiques à ce qu’ils étaient avec sa devancière, si ce n’est que l’abolition globale de l’esclavage ayant été décrétée, il s’agit désormais d’accompagner son application dans les colonies où elle est effective (Saint-Domingue, Guadeloupe, Guyane). Telle est la tâche d’une première commission. La deuxième commission s’occupe de la « colonisation nouvelle » (les établissements de la côte africaine reposant sur le travail libre) ; la troisième commission s’attelle à l’écriture d’une histoire de la traite transatlantique des esclaves. Enfin, la dernière commission reprend les travaux de traduction des ouvrages étrangers dont le contenu peut intéresser les abolitionnistes français. En outre, la Société organise une cérémonie commémorative, à la date du décret du 16 pluviôse. 
 
Ces travaux ne sont toutefois pas menés à leur terme. Au printemps 1799, la maladie de Carl Bernhard  Wadström est un coup sévère porté à un organisme dont les réunions sont de plus en plus espacées (de une à deux réunions par décade au début de l’année 1798, à une réunion mensuelle depuis l’automne 1798), et les effectifs réduits (de 92 adhérents à 5 membres présents par séance à la fin). La Société souffre également de la conjoncture, tout comme sa devancière ; née dans l’ambiance d’une union républicaine qui avait à cœur de préserver les acquis de la « révolution des couleurs », elle devient pratiquement une institution officielle (les séances se tiennent dans les locaux du Ministère de la marine et des colonies) ayant l’ambition de piloter la politique coloniale du Directoire. Mais ce statut devient problématique, lorsque l’union républicaine vole en éclats début 1799, que se développe une opposition démocratique au Directoire, à laquelle participent certains membres de la Société, et non des moindres, comme Léger-Félicité Sonthonax, ou le jeune député noir Etienne Mentor, tandis que d’autres, comme l'abbé Grégoire ou Pierre Jean Georges Cabanis sont plutôt sensibles aux arguments des brumairiens. Aussi, lorsque le ministre de la Marine Étienne Eustache Bruix, fort peu enclin à soutenir la cause abolitionniste, au contraire de son prédécesseur Laurent Jean-François  Truguet, fait fermer la salle où se tenaient les séances de la Société, c’est en fin de compte un organisme moribond qui s’évanouit, laissant quelques notes, un dossier conséquent, et quelques projets sans lendemains. La réaction coloniale allait imputer à la Société des Amis des Noirs les troubles et la perte de Saint-Domingue. C’est pourtant à partir de son legs que le mouvement abolitionniste se reconstruit après 1815.
 
 
Publié en juin 2023