Entre le XVIe et le XIXe siècle, les Français apportent dans les territoires du Nouveau Monde qu’ils colonisent, qu’ils peuplent ou qu’ils parcourent des façons d’être et de faire. Ces migrants deviennent ainsi des agents d’importants transferts culturels.
A divers degrés, les pratiques et représentations de ces migrants sont modifiées par leur insertion dans de nouveaux environnements et par leurs multiples rencontres avec des Autochtones, des Africains, des Européens et, plus tard, avec des gens nés dans les colonies, les anciennes colonies, les États-Unis, le Brésil ou l’Amérique hispanophone. Peu importe l’époque, tous les aspects de la vie des migrants français sont modulés par ces transferts et ces métissages. Sur la longue durée, de nouvelles identités émergent.
La plupart des Français essaient de recréer « leur France » au Nouveau Monde, que ce soit en termes de conditions matérielles, de relations de pouvoir, d’idéologies ou de mentalités. Par exemple, dans leurs lieux d’établissement provisoires ou permanents, les aristocrates bâtissent ou acquièrent de grandes demeures et importent de la nourriture fine, de bons vins ainsi que des articles de luxe. Ils arborent d’élégantes toilettes, se promènent en carrosse et organisent des courses de chevaux. Eux et les autres membres de l’élite veulent transplanter une société hiérarchisée, qu’ils dirigeraient. Dans le siècle qui suit la Révolution, même les migrants qui se veulent en rupture avec la société française, par exemple les socialistes, s’abreuvent à des modèles alternatifs issus de la mère-patrie, qu’ils renient pourtant. En outre, ils essaient tant bien que mal de donner à leurs communautés d’Amérique des airs français. Quant aux débats qui animent le monde politique français, ils suivent les conservateurs et les républicains outre-mer. Célébrera-t-on les fêtes patronales des paroisses ou la fête nationale du 14 juillet ? Enverra-t-on ses enfants à l’école publique ou à l’école catholique ?
Que ce soit aux Antilles au XVIIIe siècle, en Amérique latine, aux États-Unis ou à Montréal à la Belle Époque, les centres de pouvoir et de savoir que constituent les villes, sont les lieux où se manifeste le plus la culture française. New York et San Francisco possèdent ainsi leur quartier français au tournant du XXe siècle. Les modistes, les fleuristes, les parfumeurs, les coiffeurs, les restaurateurs, les libraires y sont nombreux. C’est là qu’on peut se procurer des objets et des produits de luxe. C’est là aussi qu’il est le plus facile de conserver des attaches à la France, en raison des facilités de communication et de la présence d’un réseau associatif vivace.
Dans certains endroits, les régionalismes français demeurent forts. L’immigration de la fin du XIXe siècle, plus volumineuse, plus rurale, favorise l’expression des pluralismes régionaux, certains immigrants s’exprimant en patois. Cependant, en raison de la centralisation du pouvoir royal, puis de la Révolution, l’identité nationale des Français s’est formée plus tôt qu’ailleurs sur le continent européen. Dans les pays de colonisation et d’émigration, les identités régionales cohabitent donc avec une appartenance à la nation française.
Le legs le plus important de la France est la langue française : dans la vallée du Saint-Laurent, en Acadie, en Louisiane, dans les Pays d’en haut, mais aussi dans les colonies britanniques et en différents lieux des Antilles. On parle français à Louisbourg, à Québec, à Montréal, à Détroit, à La Nouvelle-Orléans, à Port-au-Prince, à Fort-de-France, et les textes français sont lus à New York, à Baltimore et à la Jamaïque. La capitale du livre français en Amérique du Nord au XVIIIe siècle n’est ni Québec ni Montréal, mais bien Boston – du fait de l’interdiction royale d’imprimer des livres en Nouvelle-France, d’une part, et de la présence d’une communauté huguenote lettrée, d’autre part.
Par ailleurs, aux Antilles, le recours massif à la traite africaine et à l’esclavage façonne une tout autre forme d’organisation sociale, qui donne naissance à des modèles de diglossie, les langues africaines et les langues créoles démarquant les populations serviles. La part de plus en plus faible des Blancs cantonne la langue française dans des espaces sociaux de plus en plus circonscrits.
Certes, les Français essaient de transplanter la France dans les Amériques, mais cela ne les empêche pas de s’adapter, plus ou moins rapidement selon les familles et les individus, à leurs nouveaux milieux de vie. Il en est ainsi des hiérarchies liées à la société d’ordre d’ancien régime, de l’architecture, de l’outillage et des techniques agricoles, de la nourriture, du vêtement, de la langue, de la conduite de la guerre, des pratiques religieuses et, de façon plus large, des pratiques culturelles ainsi que des mentalités.
Cette adaptation s’appelle tantôt canadianisation, tantôt créolisation, tantôt américanisation, tantôt métissage culturel. Elle donne lieu à de nouvelles identités coloniales, puis, avec le temps à des identités nationales et ethnoculturelles.
Publié en mai 2021