1. Le français nord-américain décliné en trois grandes variétés
Le français en Amérique du Nord a plus de quatre siècles d’histoire. Il est composé de deux grandes variétés linguistiques, laurentienne et acadienne, dont la distinction repose sur l’origine géographique en partie différente des colons venus de France et sur une trajectoire sociopolitique qui s’est en partie séparée. Le français laurentien (de la vallée du Saint-Laurent) comprend le français du Québec et les variétés qui en sont issues (dans la région des Grands Lacs et dans l’Ouest canadien et américain) ou en Nouvelle-Angleterre. Le français acadien est constitué des variétés des provinces atlantiques (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Île-du-Prince-Édouard, Terre-Neuve), mais aussi d’une partie du français parlé au Québec dans des zones où les Acadiens se sont installés après la Déportation de 1755 : les Îles-de-la-Madeleine, la côte sud de la Gaspésie, la Basse-Côte-Nord. Le français acadien s’est également implanté en Nouvelle-Angleterre. À ces deux grandes variétés, il convient d’ajouter le français louisianais, qui constitue un cas complexe en raison de la diversité des influences subies (française, créole, laurentienne, acadienne, anglaise, autochtone, espagnole) (Martineau, Remysen, Thibault, 2022).
2. S’implanter en Nouvelle-France (1604-1763)
L’origine géographique des colons est importante pour saisir la spécificité du français nord-américain, d’autant qu’au moment de la colonisation de la Nouvelle-France, la France est loin d’être unifiée linguistiquement, avec des français régionaux en contact avec des patois encore bien vivants.
À partir du XVIIe s., trois entreprises de colonisation s’implantent sur le continent : en Acadie, dans la vallée du Saint-Laurent et de la région de Détroit jusqu’en Louisiane.
Samuel de Champlain aborde les rives de l’actuelle Nouvelle-Écosse en 1604 et y fonde Port-Royal en 1605. Les colons proviennent principalement de l’ouest et du centre-ouest de la France. Ce contingent assez homogène explique que certains traits plus marqués dans cette aire dialectale en France aient survécu en français acadien, par exemple l’emploi de la désinence en -ont pour la 3e personne du pluriel (ils parlont) ou le terme éloise pour « éclair ».
En 1608, Samuel de Champlain fonde la ville de Québec. Un peu moins de 10 000 colons feront souche au Québec sous le Régime français. Ceux-ci sont en grande majorité originaires des villes ou des gros bourgs d’une vaste région comprenant l’Île-de-France et le Nord-Ouest de la France; ils sont aussi généralement plus instruits que la moyenne de leurs compatriotes. Cette composition démographique permet d’expliquer le nivellement linguistique entre les traits des français régionaux qui se serait produit très tôt au début de la colonisation. Les voyageurs de passage en Nouvelle-France ne tarissent d’ailleurs pas d’éloges sur ce français; « On parle ici parfaitement bien, sans mauvais accent », écrit Bacqueville de la Potherie en 1702. Néanmoins, certains voyageurs remarquent qu’on utilise au Canada des termes particuliers, par ex. amarrer pour « attacher » dans amarrer ses chaussures.
En 1701, Antoine de Lamothe-Cadillac fonde le fort Pontchartrain sur la rive nord de la rivière Détroit. C’est à partir de là qu’un chapelet de forts sont établis, du nord au sud de l’immense bassin du Mississippi. Il s’y développe un « français de la frontière », marqué de particularités lexicales du commerce des fourrures comme roues d’oreille « pendants d’oreille » et pichou « lynx du Canada » et dont témoigne le Journaille Commansé le 29 octobre 1765 pour Le voiage que jefais au Mis a Mis de Charles-André Barthe. Malgré divers voyages d’exploration, la colonisation en Louisiane progresse difficilement et la Nouvelle-Orléans n’est fondée qu’en 1718 par Jean-Baptiste Le Moyne. La composition des colons sera beaucoup plus disparate que celles en Acadie et au Québec.
À la veille de la guerre de Sept Ans, le français canadien présente déjà des différences, surtout de nature lexicale, relevées par le missionnaire jésuite Pierre-Philippe Potier. Dans un manuscrit rédigé entre 1743 et 1758, le père Potier atteste des emprunts faits aux langues autochtones (comme pacane ‘noix’) bien que ce soit surtout dans la toponymie que celles-ci ont laissé leur trace dans le français canadien (par exemple, Canada, Québec, Ontario). Il rend aussi compte de néologismes comme gratte « instrument pour enlever la neige des chemins » et de termes archaïsants en France pour l’époque, par exemple roche pour « pierre ».
3. Le français dans l’espace et le temps (1763 à nos jours)
3.1 Le français aux États-Unis
Le traité de Paris (1763) qui suit la Conquête britannique remodèle les frontières de l’ancien espace colonial français et isole les populations francophones les unes des autres, contribuant à la formation d’un « archipel » de communautés francophones (Louder et Waddell 2007) exposées à une minorisation démographique.
Nouvelle-Angleterre
Entre 1840 et 1930, plus d’un million de Québécois, à la recherche d’emploi, se tournent vers les usines de textile de la Nouvelle-Angleterre. Une population acadienne, en moins grand nombre, se dirige aussi dans les États de l’est de la Nouvelle-Angleterre. Les régions à l’ouest présentent surtout des traits laurentiens alors qu’à l’est, par exemple à Gardner et Van Buren, des traits acadiens se sont implantés comme l’ouïsme, soit une prononciation en ou de la voyelle o, comme et notre devenant coume et nout(r)e. Aujourd’hui, malgré des tentatives de revitalisation, le français est en situation d’étiolement.
Louisiane
L’immense territoire que représentait la Louisiane, après être passé entre diverses mains, est vendu par Napoléon aux États-Unis en 1803. La zone la plus méridionale de ce territoire devient en 1812 le 18e État américain. Le français demeure dominant à la Nouvelle-Orléans un certain temps, en raison notamment de l’apport francophone après l’indépendance de Saint-Domingue (1804) mais la situation change avec la guerre de Sécession (1861-1865) qui affaiblit les liens entre la Louisiane et la France. Parmi les influences linguistiques, on y note celle acadienne, dans le parler cadien des paroisses du sud de la Louisiane, par exemple le genre féminin pour serpent ou un terme comme bouillée pour « groupes d’arbustes ». Malgré des campagnes de revitalisation et de francisation, notamment la création en 1968 du CODOFIL, le français y vit une situation d’étiolement.
3.2. Le français au Canada
L’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB) de 1867 réunit le Québec, l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. Dans l’AANB, le droit des francophones à recevoir un enseignement en français est de ressort provincial et non fédéral, ce qui entraînera des crises scolaires hors Québec, les provinces cherchant à limiter, et parfois même interdisant, l’enseignement en français, les minorités francophones revendiquant ce droit linguistique.
Le Canada est aujourd’hui une confédération de dix provinces et de trois territoires. Si le français et l’anglais partagent depuis 1969 le statut de langues officielles au niveau fédéral, le poids du français varie d’une province à l’autre. Les seules provinces qui accordent un statut officiel au français sont le Québec (où le français est la seule langue officielle depuis 1977) et le Nouveau-Brunswick, province officiellement bilingue. Au recensement canadien de 2021, la proportion des Canadiens pour qui le français est la première langue officielle parlée a diminué, passant de 22,2 % en 2016 à 21,4 % en 2021. Le Québec demeure le bastion de la francophonie en Amérique du Nord avec un pourcentage de 77,5% de la population parlant principalement le français à la maison. Le recul du français au Canada est attribuable à divers facteurs dont l’attractivité importante de l’anglais, l’exogamie mais également les discours de dévalorisation des variétés locales. L’immigration de langue française et la francisation des nouveaux arrivants et arrivantes allophones sont également vitales au poids du français au sein de l’ensemble canadien.
Le Québec
La Conquête britannique a eu pour effet d’isoler l’ex-colonie de la France qui connaît d’importants changements linguistiques suite à la Révolution française. Au début du XIXe s. ces nouvelles modes traversent difficilement l’Atlantique si bien que la langue de toutes les couches sociales de la population québécoise est marquée par la présence d’archaïsmes et de régionalismes; ces usages surprennent les voyageurs européens qui trouvent ce français vieillot et régional. De plus, la domination britannique dans les sphères politiques, administratives et commerciales intensifie les contacts des francophones avec l’anglais, avec pour conséquence des emprunts massifs à l’anglais. À partir de la deuxième partie du XIXe s. la reprise des liens avec la France contribue à une immigration française qui établit son influence dans l’enseignement et la vie culturelle. C’est durant cette période qu’émerge un courant de correction de la langue. Notons la publication en 1841 par Thomas Maguire du Manuel des difficultés les plus communes de la langue française, en 1855 par Jean-Philippe Boucher-Belleville du Dictionnaire des barbarismes et des solécismes les plus ordinaires en ce pays, et en 1896 par Raoul Rinfret du Dictionnaire de nos fautes contre la langue française. Que cible-t-on? Les emprunts à l’anglais comme boss, grocery, presque unanimement rejetés, mais aussi des archaïsmes et régionalismes jugés désuets ou populaires, comme mouiller pour ‘pleuvoir’, la périphrase verbale être après ‘être en train’ ou la prononciation wè pour wa (vo-ère). La bourgeoisie canadienne-française tente alors d’aligner ses usages sur ceux de la France, accentuant l’écart avec le français des classes moins aisées, dont témoigne le journal des voyages du charpentier Charles Morin.
À la fin du XIXe s., un mouvement de description du français québécois, plus objectif, légitimera certains écarts avec la France, surtout les archaïsmes, régionalismes et néologismes et beaucoup moins les anglicismes. L’un de ces premiers ouvrages est le Glossaire franco-canadien d’Oscar Dunn en 1880 qui souligne la filiation de certains mots avec des usages anciens, par exemple grafigner ‘égratigner ou mais que ‘lorsque’. Suivront le Dictionnaire canadien-français de Sylva Clapin en 1894, Le parler populaire de Narcisse-Eutrope Dionne en 1909 et surtout le Glossaire du parler français au Canada de la Société du parler français au Canada en 1930.
Les débats sur la langue se sont poursuivis au XXe s. et sont à l’origine d’une part de ce qui a été nommée ‘la querelle du joual’ dans les années 1960 et d’autre part d’une réflexion sur une norme de français québécois qui a mené à la publication de dictionnaires et à la création de l’Office de la langue française en 1961, aujourd’hui Office québécois de la langue française, oeuvrant à la légitimité du français québécois. C’est ainsi qu’ont été entérinés des néologismes comme magasinage, courriel et pourriel ainsi que la féminisation de noms de titres et de professions (p. ex., mairesse, professeure, auteure/autrice).
Le français québécois est caractérisé par son héritage français dont des emplois disparus en France, par ex. l’interrogation en -tu, trace de l’ancienne interrogation en -ti (Il vient-tu?). Il présente aussi des emprunts aux langues avec lesquelles il a été en contact (autochtone, anglais, langues de l’immigration internationale) et des innovations, propres à toute langue vivante.
3.3 Le français dans les provinces canadiennes hors Québec
Acadie
La population acadienne, avant la Déportation de 1755, était concentrée autour de la baie de Fundy. Les populations déportées se sont essaimées, du Québec à la Guyane, de la Nouvelle-Angleterre à la France puis en Louisiane. Après la Conquête, les colons ont le droit de revenir au pays mais doivent se réinstaller ailleurs, formant des isolats sur des territoires n’ayant plus aucune unité politique, propices à la fragmentation dialectale.
Bien que les différentes variétés de français acadien partagent de nombreux traits phonétiques, lexicaux et grammaticaux, par exemple la palatalisation de [t] et [d] devant yod (Acadjien), certaines communautés plus isolées ont conservé des traits disparus ailleurs en Acadie. On peut ainsi souligner à la Baie Sainte-Marie en Nouvelle-Écosse la conservation de l’emploi de je pour la 1ère personne du pluriel (j’avons pour ‘nous avons’), le passé simple à l’oral avec désinence en -i (je parlis pour ‘je parlai ou j’ai parlé’) ou de point pour pas; en contraste, dans la région plus urbaine de Moncton au Nouveau-Brunswick, l’influence de l’anglais a donné lieu au chiac, caractérisé par de nombreux emprunts à l’anglais et par l’alternance codique, soit le passage d’une langue à l’autre dans un même énoncé.
Ontario
Dans la région des Grands Lacs, l’équilibre démographique bascule en faveur de l’anglais à la fin du XVIIIe s., avec l’arrivée de Loyalistes suite à la fin de la guerre de l’Indépendance américaine puis à partir de 1796, celle d’Américains du côté états-unien de la frontière. À partir du XIXe s. une vague migratoire québécoise s’installe dans l’Est ontarien, la baie Georgienne et le nord de l’Ontario.
Le contexte minoritaire dans lequel vivent un grand nombre de francophones est propice à des emprunts à l’anglais et à l’alternance codique. On y note aussi une restriction de l’usage du français, de moins en moins utilisé au quotidien dans différentes sphères de la vie, avec pour principal effet un maintien plus grand d’archaïsmes et une perte des différences de registres de langue.
Ouest canadien
Au XVIIIe siècle, dans les territoires à l’Ouest des Grands Lacs, les contacts étroits entre les voyageurs canadiens-français associés au commerce des fourrures et les peuples autochtones sont à la source d’une nouvelle langue, le mitchif, parlée par les Métis. Au XIXe s. un flot migratoire anglophone venu de l’est du pays et d’Europe s’installe dans l’Ouest canadien; le clergé catholique, craignant l’assimilation de ses ouailles, encourage alors par des campagnes de recrutement, au Québec mais aussi en Europe, une migration francophone. C’est ainsi que sont créées, surtout après 1890, des communautés canadiennes-française (par ex., Gravelbourg en Saskatchewan), belges (par ex. Ponteix en Saskatchewan), bretonnes (par ex., Saint-Brieux en Saskatchewan) et françaises et suisses (par ex., Notre-Dame-de-Lourdes au Manitoba). La dispersion des francophones sur un aussi vaste territoire qu’est celui de l’Ouest canadien complique néanmoins leur survie culturelle.
Le français de l’Ouest est principalement composé de traits laurentiens mais là où l’influence européenne francophone a été importante, des traits européens persistent, dans la prononciation mais également dans la composante grammaticale. Ainsi, la forme canadienne m’as pour le futur périphrastique (m’as partir) est pour ainsi dire absente de la première génération née au Canada de pionniers européens installés en Saskatchewan.
L’avenir du français canadien
L’emploi du français, dans les sphères familiale et publique, recule de façon importante au Canada. C’est pourquoi la valorisation de la variété de français canadien doit être envisagée comme l’une des mesures de rétention des francophones et d’attractivité des nouveaux arrivants et arrivantes. La compréhension de l’histoire du français et des communautés francophones fait partie de cette valorisation.
Publié en novembre 2024