Le peuplement des Antilles par les Français débuta sur l’île de Saint-Christophe (cette île était partagée entre les Anglais et les Français), avant de s’étendre aux îles de Martinique et de Guadeloupe dès 1635. Avec le temps, la partie ouest de l’île d’Hispaniola devait devenir la plus riche des colonies françaises, Saint-Domingue. Les individus et les groupes qui vinrent habiter les Caraïbes au cours du XVIIe siècle étaient assez divers, et un certain nombre d’entre eux laissèrent des relations manuscrites ou imprimées de leurs expériences. Pourtant, écrire sur la vie aux colonies était une pratique limitée à cause de certains facteurs. Les colonies aux Antilles étaient des zones marginales en termes social, culturel, et juridique, et leur marginalité contribua à façonner l’écriture « coloniale » de l’époque moderne, et cela de manière profonde.
Parmi ceux qui traversèrent l’océan Atlantique, seule une petite minorité d’individus décrivirent leurs activités ; beaucoup pouvaient à peine écrire, ou étaient analphabètes. Les archives témoignent des préoccupations des administrateurs coloniaux, des ordres religieux, et des planteurs ; certains manuscrits peuvent nous donner un aperçu de la vie quotidienne aux colonies, et de leurs conflits internes et externes. D’autres manuscrits ont, sans doute, été perdus avec le temps. L’acte de faire imprimer un texte relève d’une volonté de le faire circuler à une échelle beaucoup plus large que celle du manuscrit, et souvent, de transmettre le récit de démarches ou d’initiatives coloniales aux contemporains. L’époque des premières colonies nous a légué un corpus de textes divers dans leur forme et dans leurs objectifs plutôt qu’une « littérature » coloniale.
Beaucoup de ces textes se focalisent sur l’environnement naturel ou la vie spirituelle aux colonies. Le XVIIe siècle voit la publication de descriptions en français de l’environnement des Antilles, certaines dans la forme de l’histoire naturelle. La plus détaillée est sans doute celle du dominicain Jean-Baptiste Du Tertre (1610-1687), lui-même missionnaire aux Antilles aux débuts de la colonisation française. Son Histoire générale des isles est publiée en 1654, et ensuite développée pour la deuxième édition publiée entre 1667 et 1671 sous le titre Histoire générale des Antilles. Les textes de Du Tertre racontent les grands événements qui marquèrent l’installation française aux Antilles, et décrivent la flore et la faune de la région (dans un volume distinct intitulé l’Histoire naturelle dans l’édition de 1667). La description de la nature a son côté utilitaire ; Du Tertre se présente comme un spécialiste qui possède des connaissances approfondies des aliments et des techniques de guérison des îles. La deuxième édition de l’Histoire de Du Tertre est aussi remarquable pour sa description de la vie des esclaves des Antilles, dont le détail est exceptionnel parmi les textes imprimés au XVIIe siècle.
Du Tertre écrit que son Histoire fut très bien reçue par les milieux intellectuels parisiens de l’époque ; il écrit aussi que la première édition fut plagiée par un certain Charles de Rochefort (1604 ?-1683), auteur protestant d’une autre Histoire des îles. C’est un autre dominicain, Jean-Baptiste Labat (1663-1738), qui lègue une description de la région des Caraïbes intitulée Nouveau Voyage aux isles de l’Amérique (la première édition sort en 1722). Comme l’Histoire de Du Tertre, c’est en grande partie l’expérience personnelle du monde colonial qu’a eue l’auteur qui fait l’intérêt de son témoignage. Cependant, Labat décrit les techniques de l’agriculture coloniale beaucoup plus que ne l’avait fait son prédécesseur (Labat est aussi un observateur impitoyable du caractère des colons). Certains textes sont accompagnés de gravures détaillées. La deuxième édition de l’Histoire de Du Tertre contient des dessins remarquables de Sébastien Le Clerc, qui donnent un aperçu de la manière dont ceux (comme le Clerc) qui n’avaient jamais été témoins de l’esclavage imaginaient le monde colonial.
Un grand nombre des descriptions de la vie coloniale furent inspirées par les préoccupations spirituelles des ordres religieux. Parmi les missionnaires figuraient des capucins, des carmes, et des dominicains comme Du Tertre et Labat. Les jésuites, grâce en grande partie à leurs pratiques épistolaires, constituent une source très importante d’informations sur la vie spirituelle dans les premières colonies françaises aux Antilles. Parmi les récits imprimés des jésuites figure une Relation de 1640, écrite par le Père Jacques Bouton pendant les débuts de la colonisation de la Martinique ; à l’heure où écrivait Bouton, des esclaves africains y travaillaient déjà.
Au-delà des descriptions de l’environnement naturel et des initiatives missionnaires, il y a un certain nombre de textes qui sont plus difficiles à catégoriser. L’Histoire des Aventuriers d’Alexandre Exquemelin est le plus connu des textes qui décrivent la vie des flibustiers. Un autre auteur marginal, un certain « M. de N*** », lègue un Voyage aux côtes de Guinée et en Amérique (1719), qui fait partie du petit nombre de récits écrits par des Français ayant embarqué sur un navire de traite. Un recueil anonyme intitulé Nouvelles de l’Amérique, imprimé à Rouen en 1678, constitue un des rares textes en français dans lesquels les sociétés esclavagistes des Amériques deviennent le lieu de récits fictifs. L’intérêt de ce petit corpus textuel réside en partie dans les intrigues dramatiques ; ces textes mettent en scène des revers de fortune, racontent le danger et la mort, et décrivent des personnages au caractère exceptionnel (dans le cas de l’Histoire d’Exquemelin, il s’agit pour la plupart de flibustiers violents).
Pourtant, l’intérêt des textes coloniaux est aussi lié aux sociétés qu’ils dépeignent. Les histoires et relations du monde colonial donnaient des informations non seulement sur la flore et la faune des Amériques, mais aussi sur les sociétés nouvelles qui se construisaient de l’autre côté de l’Atlantique. Les premières colonies avaient mauvaise réputation en France ; le plus souvent la traversée hasardeuse de l’Atlantique étaient réservée à ceux qui étaient dans le besoin, et quelques commentateurs remarquent les origines sociales modestes de certains colons. D’autres dépeignent les colonies sous une lumière plus flatteuse, louant la fertilité de leurs sols et les possibilités qu’elles offraient aux habitants de s’enrichir. Charles de Rochefort va jusqu’à louer la « vie paisible et tranquille » des planteurs, dans un texte du milieu des années 1660 qui vise à attirer des colons sur l’île de Tobago (colonie néerlandaise à l’époque), Le Tableau de l’isle de Tabago. On savait que certains Européens pouvaient s’enrichir considérablement dans les colonies, y compris ceux qui s’étaient embarqués en tant qu’engagés. Lire la description de la prospérité de ces Européens constituait peut-être un attrait supplémentaire de certains textes coloniaux.
Ces nouvelles colonies agricoles étaient en même temps le lieu de pratiques de labeur qui, quoique présentes dès le début de la colonisation, n’intéressaient pas de la même manière tous ceux qui prenaient la plume pour décrire les Antilles. Les colonies de la région devinrent de plus en plus dépendantes du travail d’esclaves africains, qui composaient une proportion toujours croissante de la population des Antilles françaises aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les textes qui parlent des esclaves témoignent des préoccupations des Européens qui les observaient, que ce soit sur la côte occidentale d’Afrique ou aux Antilles. Aux yeux des missionnaires, il s’agissait principalement d’âmes à sauver, d’ouailles dont ils avaient la charge, tandis que pour les planteurs les esclaves étaient une source de travail, et leur gouvernance une source de préoccupation. Les interrogations à propos de l’esclavage (quand il y en avait), avaient tendance à se focaliser sur le traitement des esclaves, ou sur la légitimité ou l’illégitimité des formes africaines de l’esclavage – si les esclaves avaient été réduits en esclavage de manière « juste » ou non – plutôt que sur le principe de l’esclavage en soi.
En conséquence, tout ce que nous savons de la vie des esclaves aux Antilles reste partiel, toujours filtré par les voix des acteurs européens. Les textes de la première période coloniale furent écrits par les Européens libres plutôt que par des esclaves, et dans ces textes les esclaves étaient considérés comme peu dignes d’intérêt en tant qu’individus ; on ne les nomme que très rarement. Quand il y a transcription de la voix de l’esclave, il s’agit d’une voix qui est toujours très médiatisée, par la traduction ou par des techniques narratives (techniques qui peuvent assimiler l’esclave à un modèle spirituel édifiant dans le cas de certains textes missionnaires, par exemple). C’est peut-être là l’absence la plus parlante, qui complique toute lecture de l’écriture « coloniale » des Antilles. Pour pouvoir « parler » dans le récit, pour avoir une voix narrative, il fallait avoir un statut : un statut culturel, aussi bien que social et juridique. Les esclaves, pourtant, avaient une position sociale marginale, maintenue par des pratiques culturelles et fixée par la législation, surtout le Code noir (1685) ; ils n’avaient pas de statut, en tant que tel. Par conséquent, lire un texte qui traite des sociétés esclavagistes bien avant l’époque des abolitions implique en même temps l’interprétation de ce que dit le texte, et la réflexion sur ce qu’il omet.
Je tiens à remercier Mme Cécile Vidal pour sa relecture de ce texte et ses remarques.
Publié en décembre 2024