De 1699 à nos jours, voilà plus de trois siècles que Mardi Gras ponctue la vie quotidienne des Louisianais.
Le carnaval colonial
C’est dans la toponymie coloniale française, largement influencée par le calendrier des fêtes catholiques (en témoignent la présence d’un fort de l’Assomption en Nouvelle-France, d’îles Chandeleur dans le golfe du Mexique et d’un canton de la Coupe Mardi-Gras à Saint-Domingue), que l’on trouve la première trace du carnaval en Louisiane. Le 2 mars 1699, Pierre Le Moyne, Sieur d’Iberville, son frère Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville et vingt autres hommes débarquent à une soixantaine de kilomètres de l’embouchure du Mississippi, à un point qu’ils nomment « Pointe du Mardi-Gras ».
Durant la première moitié du XVIIIe siècle, le Mardi gras en Louisiane se fête, comme l’Épiphanie, Pâques, la Fête-Dieu ou la Saint-Louis, de manière très irrégulière. Dans un manuscrit acquis par la Historic New Orleans Collection en 2005, l’un des employés de la Compagnie des Indes, Marc-Antoine Caillot, décrit une mascarade à laquelle il a participé le 20 février 1730 (Lundi Gras) en bordure du bayou Saint-Jean. Il s’agit là de la plus ancienne trace écrite d’une célébration à caractère carnavalesque en terre louisianaise.
À partir des années 1740, à l’instigation du marquis de Vaudreuil, les bals se développent dans le bourg de La Nouvelle-Orléans. Modelés sur ceux de Versailles ou de l’Opéra, eux-mêmes inspirés des bals vénitiens et des mascarades anglaises, ils ressemblent fort à ceux organisés dans d’autres colonies françaises de l’aire caraïbe. Les menuets, cotillons, et les contredanses y dominent et, sous les masques, les esclaves se mêlent parfois à la population libre, blanche ou de couleur.
Le transfert de souveraineté entre la France et l’Espagne en 1763 affecte peu la forme des célébrations. Le 19 janvier 1781, le Cabildo espagnol publie néanmoins un décret visant à interdire, pour la durée du carnaval, le port du masque et des plumes par les noirs de la capitale louisianaise (officiellement en raison de la guerre qui oppose l’Espagne à l’Angleterre).
Le carnaval moderne
Dans les années 1830, alors que la Louisiane est récemment devenue le 18ème État des États-Unis, le carnaval de La Nouvelle-Orléans déborde des salles de bal pour s’installer dans la rue, suscitant dans un premier temps l’approbation des journaux de l’époque, puis la crainte lorsque les cavalcades de l’aristocratie créole francophone se transforment en batailles de farine (et parfois de chaux vive) dominées par la classe ouvrière irlandaise.
Si le carnaval parvient à se maintenir au-delà des années 1840, c’est sous une forme nouvelle, pacifiée et policée, celle de processions de chars entrecoupées de fanfares. Ces « parades », organisées par des sociétés festives liées aux élites économiques et politiques de la ville, attirent rapidement des voyageurs du monde entier, et notamment de France à partir des années 1880. Aimé Jay (1884), Prosper Jacotot (1888), Mary Bigot (1894), Gustave Sauvin (1895), E.-F. Johanet (1898), Jules Huret (1903,) et Thérèse Bentzon (1903) : tous constatent que les festivités de l’ancienne colonie ont désormais dépassé en faste et en élégance celles de l’ancienne métropole.
Pendant ce temps, dans les paroisses rurales du sud de la Louisiane, la population francophone issue du Grand Dérangement consécutif à la guerre de Sept Ans continue de célébrer le mardi gras par des rituels hérités du Moyen-âge français (« courir de Mardi Gras »).
Le carnaval contemporain
Depuis le premier défilé du Mystick Krewe of Comus en 1857 (très clairement inspiré des processions de la Cowbellion de Rakin Society et de la Strikers’ Independent Society à Mobile dans les années 1830), les sociétés festives se sont multipliées à La Nouvelle-Orléans jusqu’à atteindre les 80 aujourd’hui. La tradition carnavalesque louisianaise a parallèlement investi l’ensemble du sud des États-Unis. De Galveston (Texas) à Washington, DC, en passant par Pensacola (Floride), Memphis (Tennessee) et Saint-Louis (Missouri) : on ne compte plus aujourd’hui les villes qui accueillent les touristes lors de la période qui va de l’Épiphanie à Mardi Gras.
Longtemps fermées aux femmes, aux populations afro-descendantes, aux Juifs, aux Italo-Américains et à la communauté LGBT, ces organisations ont suscité la création de « contre-traditions » dont les plus connues sont aujourd’hui les processions de « Mardi Gras Indians » à La Nouvelle-Orléans (tradition vraisemblablement née dans les années 1880), les défilés du Zulu Social Aid And Pleasure Club à La Nouvelle-Orléans ou de la Colored Carnival Association à Mobile, ainsi que les bals gay (dont le plus ancien remonte à 1958) à La Nouvelle-Orléans, Mobile, Baton Rouge et Lafayette.
Après des années d’inflation festive consécutives à la mise en tourisme de plus en plus efficace de l’État, la fin du vingtième siècle a vu l’apparition d’organisations carnavalesques de taille plus modeste (Krewe du Vieux, ‘tit Rex, Box of Wine, krewedelusion, etc.) militant pour un carnaval moins coûteux, moins polluant, mais aussi plus accessible, plus participatif, et souvent plus satirique, débridé, voire subversif. Les inondations dévastatrices qui ont suivi le passage de l’ouragan Katrina en 2005 n’ont fait que renforcer la tendance, faisant dire à certains que la ville, dont l’avenir est encore et toujours menacé, connaît paradoxalement un « nouvel âge d’or » du carnaval.
Publié en mai 2021