Dans l’imaginaire national contemporain, la départementalisation est d’abord associée à une date, celle de la loi du 19 mars 1946 qui consacre la transformation en départements de quatre des plus anciennes possessions coloniales françaises : d’une part, aux Caraïbes, la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique ; d’autre part, dans l’océan Indien, La Réunion. Portée par la majorité des élus de ces territoires, aux premiers rangs desquels figurent Aimé Césaire et Gaston Monnerville, elle donne le ton d’un nouveau contrat qui entend tirer les leçons du second conflit mondial pour refonder l’empire sur des bases plus respectueuses des droits politiques et sociaux des populations assujetties. La Constitution du 27 octobre 1946 entérine cette nouvelle conception de l’égalité en instituant une Union française au sein de laquelle les Territoires d’outre-mer (TOM) se substituent aux colonies tandis que les nouveaux départements deviennent des Départements d’outre-mer (DOM).
Au lendemain de la guerre, la départementalisation s’apparente ainsi à un moyen possible de mettre fin au système colonial tout en sauvegardant le projet impérial. Toutefois seule la France s’est montrée prête à se risquer à cette forme de décolonisation décrite en mars 1946 par Césaire comme « l’aboutissement normal d’un processus historique et la conclusion logique d’une doctrine ». Pour saisir l’un et l’autre, le même rappelle que cette ambition d’intégration s’exprime en Guadeloupe dès la monarchie de Juillet. Sous la Troisième République, la départementalisation constitue désormais un vœu récurrent des quatre vieilles colonies post-esclavagistes. Les élites noires créoles n’ont alors de cesse de s’attacher à doter ces espaces coloniaux de toutes les apparences républicaines d’un département. Malgré la division du littoral algérien en trois départements, advenue en 1848 et, à leurs yeux, le modèle du changement attendu, en dépit également d’une représentation des colonies qui a pu compter jusqu’à dix députés et quatre sénateurs en 1940, les propositions de départementalisation maintes fois déposées ne sont ni débattues, ni votées.
Un héritage révolutionnaire
La constance de cette revendication est à relier au poids de l’héritage révolutionnaire qu’incarnent, outre la création du Conseil général (22 décembre 1789) puis du département (26 février 1790), les luttes complexes pour abolir aux colonies le système esclavagiste et y appliquer la même loi républicaine. Symbolique est à cet égard le choix de la Martinique et de la Guadeloupe, fin octobre 1793, de s’ériger unilatéralement en départements après avoir mis en échec les planteurs blancs créoles contre-révolutionnaires. Dans le but similaire de contenir les tendances séparatistes des rétifs aux principes de liberté et d’égalité, le Directoire proclame les colonies partie intégrante de la République soumise à la loi constitutionnelle du 5 fructidor an III (22 août 1795). En ce qu’elle précise les modalités d’accès à la citoyenneté dans les nouveaux départements institués par la loi du 4 brumaire an VI (25 octobre 1797), celle du 12 nivôse (1 janvier 1798) parachève, selon l’historien Bernard Gainot, la naissance des DOM. La mémoire de cette politique assimilationniste révolutionnaire a conduit les promoteurs de la deuxième départementalisation, celle effective à compter de mars 1946, à parer la réforme de vertus susceptibles d’empêcher le retour à l’esclavage, la suppression des droits électoraux et la persistance des discriminations socio-raciales.
Un modèle attractif et contesté
L’assurance de tirer profit de transferts financiers publics massifs et de conserver un système plus décentralisé forme un autre avantage de la départementalisation qui a pu séduire certains TOM. Exemple méconnu, le Rassemblement démocratique des populations tahitiennes la réclame en 1953 afin précisément de concrétiser les espoirs d’autonomie élargie des Établissements français de l’Océanie, ou la Polynésie française depuis 1957, inlassable mot d’ordre de ce parti dominant de la vie politique locale sous la Quatrième République. Dans le cadre de la Communauté française appelée à se substituer à l’Union française, le Gabon manifeste à son tour sa volonté de devenir un DOM. À croire l’historien Jean-Pierre Bat, il faut développer des trésors de diplomatie pour convaincre son homme fort Léon M’Ba d’opter pour le statut d’État autonome. La primeur de la troisième départementalisation revient finalement en juillet 1976 à Saint-Pierre-et-Miquelon. Cette même année, Mayotte confirme par référendums son refus d’intégrer l’État indépendant des Comores né en juillet 1975 et sa volonté de suivre les pas du dernier isolat français de l’Amérique du Nord. Il faut attendre mars 2011 pour voir ce petit archipel de l’océan Indien reprendre le titre de 101e département français abandonné en 1985 par celui de l’Atlantique du Nord-Ouest.
De fait, dès le milieu des années 1950, l’immense espoir soulevé par la départementalisation s’est mué pour beaucoup en amère déception. La lenteur indéniable pour étendre aux départements communément dits ultramarins la législation sociale nationale et le discrédit jeté sur les dispositifs particuliers imaginés pour réduire les inégalités criantes de niveau de vie ont nourri ce ressentiment. Outre la question des compétences insuffisantes attribuées aux assemblées élues, un autre problème épineux s’est niché dans les conflits fréquents opposant les agents de l’État mutés dans les DOM aux fonctionnaires locaux. Durable, la désaffection a aussi tenu aux impacts politiques et culturels des vagues successives d’indépendances qui ont remodelé le monde. Nombre des « Domiens » déçus en sont ainsi venus à taxer la départementalisation de décolonisation factice visant à maintenir les ex-colonies dans un rapport de dépendance à Paris. L’image de territoires assistés à la charge de la nation est une autre idée qui finit par se répandre à bas bruit dans l’opinion publique.
En mars 2016, le soixante-dixième anniversaire de la départementalisation est célébré dans l’indifférence générale tant, dans l’inconscient collectif, les DOM demeurent souvent réduits au statut peu reluisant de « confettis » de l’empire. Jamais figés dans un ordre colonial puis post-colonial immuable, ces derniers n’en ont pas moins partagé toutes les vicissitudes de l’histoire nationale depuis le XVIIe siècle. Au reste, les multiples évolutions statutaires que ceux-ci ont connues à compter du milieu des années 1980 rendent désormais l’acronyme DOM obsolète.
Publié en novembre 2024