La nourriture – sa présence et plus encore son absence – a joué un rôle déterminant dans l’expansion et le développement, aux XVIIe et XVIIIe siècles, des colonies françaises basées sur l’esclavage. L’impossibilité d’assurer un approvisionnement alimentaire stable et capable, d’un point de vue nutritif, de subvenir aux besoins à long terme des populations coloniales composées majoritairement d’esclaves révèle des contradictions fondamentales au sein du complexe de la plantation esclavagiste aux Antilles entre le recours à la main d’œuvre servile et la vocation exportatrice de l’agriculture coloniale. La difficulté à résoudre le problème de l’alimentation des esclaves conduisit au développement de deux phénomènes fondamentalement distincts, mais aussi étroitement imbriqués: premièrement, la création et l’expansion de jardins, à l’intérieur ou aux abords des plantations, consacrés à la culture des produits vivriers, et, deuxièmement, l’établissement de réseaux commerciaux transatlantiques et intercoloniaux permettant l’importation aux Antilles de denrées alimentaires étrangères afin de répondre aux besoins sans cesse grandissants de nourriture auxquels les cultures locales ne permettaient pas de répondre.
Le Code noir, le principal texte juridique qui réglementait la vie des esclaves d’ascendance africaine jusqu’à l’abolition définitive de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848, fut promulgué en mars 1685, en principe pour protéger les populations serviles des actes de négligence perpétrés par leurs propriétaires, même si les preuves de l’application de nombre de ses dispositions restent rares. Huit des 60 articles du code portent sur l’approvisionnement, l’achat et la vente de nourriture, et ces articles incarnent à la perfection le caractère inextricable de ces deux pratiques d’approvisionnement. L’Article 22 est l’article qui se rapporte le plus explicitement à la nourriture. Il donne un aperçu de la ration hebdomadaire prévue pour les
adultes : « …deux pots et demi, mesure du pays, de farine de manioc, ou trois cassaves pesant deux livres et demie chacun au moins, ou choses équivalentes, avec deux livres de bœuf salé ou trois livres de poisson ou autre chose à proportion… ». Dans ce passage, la référence au manioc révèle l’importance des produits cultivés localement, tandis que la référence au bœuf salé et au poisson (salé) met en évidence le caractère indispensable des réseaux commerciaux dans l’Atlantique qui approvisionnaient les Antilles en produits salés qui à l’origine faisaient partie du régime alimentaire des marins composant les équipages des navires de l’époque.Le développement des jardins dans les plantations est le fruit de deux phénomènes concomitants : la désignation, par les propriétaires ou les contremaîtres, de terres à faible rendement pour la culture des vivres, d’une part, et l’adaptation sélective par les Français des systèmes complexes de subsistance amérindiens basés sur le manioc, d’autre part. En ce qui concerne les jardins, les terres réservées à la culture des vivres destinées à la consommation pouvaient être directement gérées par le propriétaire de la plantation (il s’agissait soit de lopins réservés à cet usage, soit d’espaces intermédiaires, tels que des routes et des sentiers ou encore des rangées au sein même des terres consacrées aux cultures destinées à l’exportation), ou pouvaient être distribuées aux esclaves qui se chargeaient de les cultiver. Dans ce cas, les jardins étaient situés autour des cases (jardins de case) ou relativement loin des cases et des terres consacrées à l’agriculture d’exportation (jardins particuliers).
Le système – connu sous le nom de système brésilien – par lequel les propriétaires de plantations accordaient à leurs esclaves des parcelles, ainsi qu’un jour de congés afin qu’ils travaillent eux-mêmes à leur subsistance, permettait aux maîtres de se décharger de l’obligation de nourrir leurs esclaves. Ce modèle d’esclavage/d’approvisionnement alimentaire a migré en direction
du nord, depuis le Brésil vers les Antilles, au milieu du XVIIe siècle, lorsque les planteurs hollandais expérimentés ont fui la colonie portugaise après avoir perdu le contrôle de la région du nord-est de Recife en 1654. Bien que certaines colonies françaises, en particulier Saint-Domingue (Haïti), aient fait le choix de consacrer entièrement certaines plantations à la culture des vivres, aux XVIIe et XVIIIe siècles, elles étaient peu nombreuses au regard de la croissance incessante des besoins alimentaires des populations libres, mais aussi, et principalement, serviles. Alors que le commerce colonial prenait toujours plus d’importance et que le prix du sucre puis du café (les principaux produits destinés à l’exportation) augmentait, la diversification de l’agriculture de plantation, mise en place pour inclure des produits non- destinés à l’exportation, fut stoppée ou ralentie, ce qui eut pour conséquence de réduire la culture locale de vivres aux seuls types de produits décrits ci-dessous.Quel que soit le format de jardin, les esclaves des colonies françaises apprirent rapidement à cultiver la variété amère du manioc (Manihot esculenta) qui était communément consommée par les populations indigènes Kalinago et Taino à travers les Grandes et les Petites Antilles. La production agricole y était extrêmement variée et, parmi les produits communément cultivés qui figuraient dans les régimes des esclaves, on trouvait : des variétés d’ignames (Dioscorea trifida), la pomme de terre (Ipomoea batatas), les pois (Phaseolus vulgaris or lunatus), le chou caraïbe (Xanthosoma sagittifolium), le madère (Colocasia esculenta), les courges (Curcurbita), les piments (Capiscum), le maïs (Zea mays), les herbages comme le calalou (Xanthosoma brasiliense), et des arbres fruitiers comme le papayer (Carica papaya) et le goyavier (Psidium goyava). Bien que la présence de ces produits aux Antilles ait résulté d’un long processus de dispersion au sein de l’hémisphère occidental, ils étaient tous natifs des Amériques.
En revanche, les origines de nombreuses autres cultures des jardins des Antilles françaises étaient transocéaniques. Elles sont arrivées grâce à deux vastes mouvements concomitants : les voyages transatlantiques qui amenèrent des prisonniers africains aux Antilles entre les XVIe et XIXe siècles et la circulation délibérée des plantes alimentaires destinées à nourrir les populations serviles entre les empires. La liste des produits venant d’Afrique, d’Europe ou d’Asie (ou d’une combinaison des trois) qui étaient cultivés et consommés par les communautés d’esclaves dans les Antilles est d’une longueur considérable : les bananes et les bananes plantains (Musa acuminata et balbisiana) étaient particulièrement importantes, mais la liste incluait aussi des variétés d’ignames d’Asie et d’Afrique (D. alata), du riz (Oryza glaberrima et sativa), et des pois comme « le pois d’Angole » (Cajunaus Cajan). Comme pour beaucoup de ces produits, le trajet de l’arbre à pain (Artocarpus altilis) qui est arrivé dans les Antilles à la fin du XVIIIe siècle, fut à la fois tortueux et inextricablement lié à l’économie politique des empires de l’époque moderne.
Malgré l’adaptation réussie du manioc, les colonies françaises reposant sur le travail des esclaves ne sont pas parvenues à intégrer deux activités, la pêche et la chasse, pourtant fondamentales pour la subsistance des Kalinagos et des Tainos. La conséquence fut une série de crises de malnutrition et des taux de mortalité élevés en lien avec le manque de sources protéiniques dans le régime alimentaire des esclaves, même si on trouvait plus facilement de la viande à Saint-Domingue que dans de plus petites colonies comme la Martinique et la Guadeloupe, en raison de la superficie de son territoire qui permettait davantage l’élevage des animaux, et du commerce illicite avec les Espagnols de Saint Domingue. Le bœuf salé produit en Irlande et le poisson salé du nord de l’Atlantique (les produits de base auxquels le Code noir fait référence) étaient peu abondants : le bœuf salé d’Irlande figurait depuis longtemps dans les régimes alimentaires de la Marine et arrivait grâce à d’anciens réseaux commerciaux reliant l’Irlande à la France et ses colonies antillaises ; et le poisson salé était d’une qualité inférieure, considérée comme impropre à la vente en Europe par les commerçants de la pêche du Nord atlantique. Le régime alimentaire des esclaves originaires d’Afrique a continué à être dominé par la multiplicité des produits qui pouvaient être cultivés localement sur de petites parcelles de terre situées à la périphérie des terres dont les cultures étaient destinées à l’exportation.
Publié en décembre 2024