Pendant deux siècles, les rébellions armées d’esclaves ont façonné l’histoire de la Caraïbe française mais la révolte de Saint-Domingue pendant la Révolution française demeure sans équivalent dans l’histoire du Nouveau Monde.
Les historiens recensent plus de cent révoltes armées d’esclaves pendant la longue histoire de l’esclavage dans les Amériques ainsi qu’un nombre équivalent de conspirations avortées. Si elles ne comprenaient en général que quelques dizaines de participants, près d’une quinzaine en comptèrent au moins un millier. Toutes se sont déroulées dans la Caraïbe et près de la moitié d’entre elles ont eu lieu dans la colonie française de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) pendant la période 1791-1793. Si la plupart des révoltes de grande ampleur à Saint-Domingue, soit une demi-douzaine, ne dépassèrent pas quelques jours, semaines ou mois – ce qui correspondait aux durées typiques –, le soulèvement de la plaine du Nord, qui débuta en août 1791, dura deux ans jusqu’à l’abolition de l’esclavage. Mobilisant des dizaines de milliers d’esclaves, il fut unique en son genre de par son ampleur, sa durée et son dénouement. C’est pourquoi, cette rébellion et Saint-Domingue en général occupent une place tout à fait à part dans l’histoire de la résistance des esclaves non seulement dans les colonies françaises mais aussi dans l’histoire du Nouveau Monde.
Révoltes initiales
La première révolte dans une colonie française éclata sur l’île de Saint-Christophe peu de temps après le début de sa colonisation. En 1639, 60 esclaves s’enfuirent dans les montagnes et, armés d’arcs et de flèches, attaquèrent les colons avant d’être rapidement réprimés. Ce fut le tour de la Guadeloupe en 1656 tandis que Saint-Domingue connut une brève insurrection en 1679, conduite par un fugitif de la ville de Santo Domingo (dans la partie espagnole de l’île ndt). Une rébellion à la Martinique qui impliqua moins de 40 individus est décrite comme « assez grande » en 1678. De tels événements demeurèrent rares et de taille modeste en comparaison des colonies de la Caraïbe anglaise où l’esclavage se développa beaucoup plus rapidement. Les soulèvements tendaient à coïncider avec les arrivées de captifs Africains, le développement de la culture de la canne à sucre et un ratio esclaves/libres au détriment de ces derniers. Les conspirations dénoncées ou découvertes en amont furent aussi nombreuses que les révoltes, ce qui est révélateur de la difficulté à organiser une résistance collective au sein de populations fragmentées sur le plan ethnique dans un contexte où la résistance par la violence était brutalement réprimée et la trahison pouvait être récompensée par l’affranchissement. Une alternative bien plus populaire dans les colonies françaises était le marronnage, ou le fait de s’enfuir des plantations, qui jouait sans aucun doute un rôle de soupape. Si la fuite était avant tout un phénomène solitaire, de brève durée, non-violent, la formation de bandes de marrons s’accompagnait localement de raids sur les plantations et de confrontations avec la milice.
La période révolutionnaire
La résistance des esclaves dans la Caraïbe atteignit son point culminant dans les années 1790 alors que la traite transatlantique des esclaves était à son apogée. Les nouvelles relatives au mouvement anti-esclavagiste en Angleterre et à la Société des Amis des Noirs, son prolongement français, suscitèrent des espoirs dans les communautés d’esclaves. La Révolution française déclencha quant à elle des conflits, tant sur le plan intérieur qu’au niveau international, dont les esclaves tirèrent profit. En août 1789, une tentative rapidement réprimée de mobiliser des travailleurs dans les plantations environnantes par des esclaves urbains dans la ville de Saint-Pierre de la Martinique fut la première d’une longue série de soulèvements fondés sur une fausse rumeur relative à l’abolition de l’esclavage. Saint-Pierre connut une révolte similaire en 1811 et une conspiration en 1831. Les esclaves ruraux de l’Ouest de la Martinique, profitant alors d’une guerre civile divisant les colons blancs, se rebellèrent à la fin de 1790 et à nouveau en 1822. La Guadeloupe fut le théâtre de trois révoltes et de plusieurs conspirations entre 1790 et 1793 ; l’une d’elles, à Saint-Anne, mobilisa probablement 1000 esclaves et libres de couleur. En 1795, un mouvement unissant plusieurs catégories sociales rassembla les francophones sur l’île britannique, mais auparavant française, de La Grenade. En raison de la présence à sa tête de libres de couleur et d’officiers français, il ne s’agit pas à proprement parler d’une révolte d’esclaves mais des milliers d’entre eux furent impliqués et participèrent à l’’intense conflit militaire pendant une année.
Saint-Domingue
Les libres de couleur jouèrent divers rôles dans les multiples insurrections qui agitèrent Saint-Domingue. Si les esclaves dominèrent la grande révolte du Nord, de nombreux Noirs libres y prirent part en tant que meneurs de second ordre et l’un d’entre eux, l’affranchi Toussaint Louverture, devint l’une des principales figures de la Révolution haïtienne. Du fait de leur appartenance à la classe des propriétaires d’esclaves, les libres de couleur s’opposèrent en général aux révoltes et les combattirent, mais dans leur quête d’égalité raciale, certains d’entre eux, tel Candy dans le Nord, conclurent des alliances temporaires avec des esclaves insurgés. Dans l’Ouest et le Sud de Saint-Domingue, d’autres encouragèrent secrètement les soulèvements ou jouèrent un rôle d’intermédiaire afin de les désamorcer. Majoritairement composée d’Africains, la révolte dans les montagnes de Léogâne et Jacmel fut menée par un métis affranchi du nom de Romaine-La-Prophétesse mais fut écrasée par la milice. Les Africains formèrent toujours la majorité des insurgés, car ils constituaient la majorité des esclaves adultes mais la plupart des meneurs les plus importants étaient créoles, nés à Saint-Domingue, formant une sorte d’élite au sein des communautés d’esclaves. L’insurrection de la plaine du Nord éclata en fait dans la partie la plus créolisée de la colonie. Les objectifs des insurgés ont fait l’objet de nombreux débats. Certains avancent qu’initialement ils ne souhaitaient qu’une réforme de l’esclavage et ne demandèrent jamais son abolition. Loin d’utiliser un discours révolutionnaire fondé sur les droits, ils avaient recours à une rhétorique conservatrice. Lors des négociations, les leaders créoles ne demandaient la liberté que pour eux-mêmes et leurs familles mais une telle restriction braqua leurs partisans africains et leur demande fut, de toute façon, rejetée par les colons blancs.
La révolte de 1791 se transforma rapidement en l’une des rébellions d’esclaves de l’époque moderne les plus massives et les plus destructrices. Le nombre même des insurgés paralysa une population blanche qui était déjà divisée par les conflits révolutionnaires et qui devait simultanément mener une guerre civile contre les libres de couleur. Mal armés, les esclaves furent vite repoussés de la plaine qu’ils avaient dévastée pour se trouver confinés dans les montagnes du Nord mais il fut impossible de les vaincre. Les 12 000 soldats envoyés par la France en 1792 furent rapidement décimés par les fièvres tropicales. C’est seulement lorsque les Blancs et les libres de couleur s’allièrent en 1793 que la défaite des insurgés sembla possible mais, à ce moment-là, la déclaration de guerre contre l’Espagne et l’Angleterre vint modifier l’équilibre des forces en faveur des esclaves insurgés. Les troupes françaises ne purent plus franchir l’Atlantique en toute sécurité et l’Espagne envahit Saint-Domingue enrôlant avec succès des soldats dans les rangs de ces derniers. La situation conduisit les commissaires civils radicaux à la tête du gouvernement colonial français à proclamer l’abolition de l’esclavage dans une tentative désespérée de conserver la partie française de Saint-Domingue. Ce moment capital – la première abolition de l’esclavage dans une société esclavagiste de premier ordre – résulta de la conjonction de trois facteurs : une crise militaire, le passé abolitionniste de l’un des commissaires et une insurrection d’esclaves massive et invaincue.
Conclusion
L’ultime soulèvement eut lieu à la Martinique en 1848. Ironiquement, il fut inspiré par des nouvelles relatives à l’imminence de l’abolition de l’esclavage par le gouvernement révolutionnaire à Paris. Il mobilisa des milliers d’esclaves, coûta 58 vies, et précipita de plusieurs mois la dite abolition.
Publié en décembre 2022