Les migrations de travailleurs engagés à la Guyane et aux Antilles françaises après 1848

L’abolition de l’esclavage n’a jamais signifié celle de la production intensive et à moindre coût de produits destinés à l’exportation vers la métropole. En vue de maintenir celle-ci, entre 1853 à 1889, plus de 96 000 travailleurs et travailleuses originaires d’Afrique, de Chine et très majoritairement d’Inde, sont introduits, sous l’égide du gouvernement français, en Guadeloupe, Guyane et Martinique, munis de contrat d’engagement de plusieurs années.

« Considérant que le travail est la première garantie de la morale et de l’ordre dans la liberté [...] » [1]

Ainsi débute le décret réprimant le vagabondage et la mendicité, décret qui accompagne celui du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage dans l’ensemble des territoires français. De fait, pour les autorités gouvernementales et les anciens propriétaires d’esclaves, l’abolition n’a jamais signifié la fin de la production intensive et à moindre coût de produits et denrées destinés à l’exportation vers la métropole. Pour maintenir celui-ci, deux décrets ministériels – celui du 13 février et du 27 mars 1852 – mettent en œuvre une législation du travail restreignant la mobilité des anciens esclaves afin de les contraindre à s’engager sur les habitations coloniales et ont recours à « l’immigration réglementée ». Le sévère contrôle social et les contraintes au travail qu’imposent ces deux décrets sont renforcés par des arrêtés locaux, à l’exemple de l’arrêté dit Gueydon du nom du gouverneur qui le proclame en 1855 à la Martinique. 

Dans le cadre de cette « immigration réglementée », encadrée et subventionnée par l’État, de 1853 à 1889, plus de 96 000 travailleurs et travailleuses originaires d’Afrique, de Chine et, à 79 %, d’Inde, traversent les océans pour arriver dans une colonie caribéenne munis d'un contrat d’engagement de cinq, six, huit ou dix ans : plus de 10 000 en Guyane, 37 000 en Martinique et 49 000 en Guadeloupe. Selon les termes de leur contrat, les « immigrants » s’engagent à travailler pour le compte de celui qui achètera leur contrat dans la colonie d’arrivée et à exécuter les travaux que ce dernier, leur engagiste, leur confiera quels qu’ils soient. En contre partie, il leur doit un salaire, fixe et préétabli par l’Etat, ainsi que le logement, la nourriture, le vêtement et les soins. Caractéristique essentielle de cette forme de travail : le contrat d’engagement conclu est insécable pour l’ « immigrant ». Bien que fondamentale, cette disposition n’est pas précisée dans leur contrat. 

Par le recours à cette forme de travail contraint, les engagistes souhaitent exercer une pression à la baisse sur les salaires des anciens esclaves et contrer les revendications sociales et politiques de ces derniers. 

Dans la première décennie, une partie des « immigrants », s’ils sont bien de statut libre et volontaires pour s’engager comme l’exige la législation, a été flouée sur les conditions de son engagement. D’autres, 94% des « immigrants » africains, sont eux achetés par des recruteurs français sur des marchés d’êtres humains du littoral africain, selon la méthode dite du « rachat préalable de captifs ». Dans ce processus, les futurs engagés n’ont aucunement leur mot à dire, ils sont achetés et de cet achat découle irrémédiablement l’imposition d’un contrat d’engagement de dix années à effectuer outre-Atlantique ; contrat sur lequel ces derniers apparaissent comme libre et ayant conclu volontairement et en toute connaissance de cause le dit contrat. 

Pour autant, à leur arrivée dans la colonie, tous, quels que soient leur origine géographique et le mode de recrutement-engagement employé, deviennent administrativement des « immigrants », un statut qui les place en dehors du droit commun. Ils sont, en outre, soumis à une législation particulièrement répressive du travail où toute absence est doublement pénalisée et qui condamne à des sanctions pénales le travailleur ne respectant pas ses obligations contractuelles. Ainsi, leurs conditions de vie et de travail sont au mieux difficiles, au pire exécrables. Pourtant, à l’issue de leur premier contrat, la très grande majorité d’entre eux se réengage. L’administration ne propose en effet que deux autres options : justifier d’une industrie, d’une propriété ou être rapatrié, ce qui relève pour nombre d’entre eux d’une chimère. Mais ils n’ont pas les moyens de s’installer et le rapatriement, pourtant dû contractuellement par l’administration, n’est réellement mis en place que pour une petite partie d’entre eux. 

Face aux conditions qui leur sont faites, nombre d’engagés portent plainte, refusent le travail, ou quittent illégalement leur lieu de travail ou encore la colonie. Pour ceux qui restent, quand ils sortent enfin du travail engagé, ils demeurent sous le statut « d’immigrant » limitant une partie de leurs droits. Un statut qui se transmet à leurs enfants nés dans la colonie, qui y sont soumis jusqu’à leur majorité. Pour autant, relégués toute leur vie dans un statut subalterne, ils ne s’y laissent pas enfermer et se saisissent de droits qui leur sont normalement interdits, comme par exemple le droit de vote. Par ailleurs, ils apprennent rapidement les codes linguistiques, culturels et sociaux du groupe avec lequel ils partagent leur quotidien : celui des anciens esclaves. 

Face à la crise sucrière des années 1880, les autorités coloniales mettent fin à l’introduction de nouveaux « immigrants » en 1883 pour la Martinique et en 1889 pour la Guadeloupe. Pour la Guyane, l’arrêt est imposé par la Grande-Bretagne en 1877 suite à plusieurs scandales de mauvais traitements infligés à des « immigrants » indiens. Pour autant, l’engagisme perdure bien après ces dates : des temps d’engagement ne sont pas échus, des réengagements se poursuivent et au delà, le statut d’« immigrant » suit ceux qui restent sur place jusqu’à leur mort. 

[1] [1] Décret du 27/04/1848, reproduit dans Schmidt, L’engrenage de la liberté caraïbes – XIXe siècle, 2005, p. 381.

Publié en décembre 2024