Francis Lagrange est probablement le plus connu des artistes bagnards de Guyane. Si comme le célèbre Papillon, il a tenté de romancer sa vie, il doit avant tout sa notoriété à ses peintures et notamment aux « Scènes du bagne » qui, jusqu'à aujourd'hui, figurent parmi les plus saisissantes représentations de la vie des forçats.
La légende de Flag
Si Flag, le pseudonyme, sonne comme celui d’un personnage de fiction, c’est qu’à l’instar d’Henri Charrière, alias Papillon, Francis Lagrange (1900-1964) a joué toute sa vie avec la vérité , tentant d’expliquer avec beaucoup d’imagination les situations inconfortables dans lesquelles il se trouvait. Une autobiographie co-écrite avec William Murray, journaliste américain, relate sa vie. Si l’ouvrage comporte de nombreuses inventions, souvent reprises, les archives permettent toutefois d'y voir plus clair dans le parcours de ce personnage.
Des rues de Lille à la Guyane
Francis Lagrange naît à Lille le 29 mars 1900. Son père, Alphonse, est artisan : il fabrique et restaure des meubles dans une boutique située rue du Palais de Justice. Alors qu’il est âgé de dix ans à peine, Francis se retrouve orphelin de père. Enfant illégitime, il est d’abord confié à un tuteur avant d’être reconnu par sa mère. Celle-ci décède quelques années plus tard pendant la Grande Guerre. Livré à lui-même, l’adolescent est impliqué dans de menus larcins, escroqueries ou encore usurpation d’identité qui lui valent une série de condamnations jusqu’en 1920, où le Conseil de Guerre le condamne pour correspondance avec les sujets d’une puissance ennemie. Pour se racheter il demande à être incorporé dans les bataillons disciplinaires d’Afrique, les « Bat d’Af », desquels il finit par s’échapper en 1922. Durant cinq ans, on perd sa trace, certaines archives laissant penser qu’il aurait eu une femme et une fille. Il est repris en juin 1927 à la suite de nouvelles escroqueries à Paris et Rouen. En 1930, à l’issue d’un ultime appel, Lagrange le multirécidiviste est condamné à la Relégation en Guyane.
Du forçat au peintre
Francis Lagrange est fondamentalement rebelle. Après plusieurs tentatives et malgré une évasion réussie, il est rattrapé et condamné en 1932 à dix ans de travaux forcés pour falsification de billets de banque. Ainsi passe-t-il dans la catégorie des « durs à cuire », celle des transportés (les condamnés de droit commun). C'est durant son séjour aux Îles du Salut, où il va passer une décennie, qu’il semble réaliser ses premières œuvres – s'il n'est pas exclu qu’il ait pu commencer à dessiner avant sa condamnation, les sources font malheureusement défaut. En 1936, l’administration pénitentiaire lui accorde le statut de peintre décorateur. Deux ans plus tard, il peint les fresques de la chapelle de l’île Royale à la demande de l’aumônier. Il signe alors sous le diminutif de Flag . Libéré en 1942, il poursuit son activité de peintre pour les autorités ou pour des particuliers. A la fermeture du bagne, en 1953, Lagrange reste en Guyane et s’installe à Cayenne. C'est là que Raymond Vaudé, autre bagnard célèbre reconverti dans la restauration, lui commande deux séries de toiles des « scènes du bagne ». La première, achetée par l'américain Bailey K. Howard, est aujourd’hui conservée à l’université du Missouri à Columbia. La seconde, acquise par un collectionneur puis par le Centre spatial Guyanais, est finalement donnée au Département de Guyane dans les années 1970. Après la sortie de son livre, probablement écrit aux États-Unis, Francis Lagrange rejoint la Martinique où il meurt le 10 août 1964.
Une œuvre plastique diverse
Un travail de fond est encore à réaliser sur l’œuvre de Francis Lagrange mais il est néanmoins possible de dresser un panorama relativement complet de sa production. Sur papier, sur toile ou sur soie, il reproduit des cartes illustrées de la Guyane, des personnages représentant la diversité des populations guyanaises ainsi que des scènes de vie. Une partie de ces productions est destinée aux visiteurs de passage, mais il répond également à des commandes de particuliers notamment pour des portraits. Si les fresques religieuses de la chapelle de l’île Royale sont très connues, Flag en réalise d’autres sur des thèmes plus profanes, notamment à Fort-de-France où en 1961 il peint dans les hôtels de la ville.
Un témoignage marquant de la vie pénitentiaire
Lagrange a dessiné et peint des lieux, des moments, des paysages. Dans les portraits de ses camarades, célèbres ou anonymes, il a exprimé ses sentiments comme ceux de ses compagnons d’infortunes. Si les thèmes se répètent d’une technique à l’autre, il ne se contente pas de les reproduire. La nostalgie se décline ainsi dans une case la nuit au milieu des camarades au son de la guitare, ou assis regardant la mer aux îles du Salut. L’humour est présent à l’évocation du garçon de famille qui, toujours sourire aux lèvres accompagne une petite fille les bras chargés de commissions ou regarde la maîtresse de maison en étendant le linge. Toutes ces images ont un fort pouvoir d’évocation. Francis Lagrange n’est pas l’unique artiste-forçat, et si certes il faut le lire avec prudence, il nous a laissé en image une histoire sincère et singulièrement authentique.
Publié en juin 2023