Le Collège de France et l’Inde

Inaugurée par Antoine-Léonard Chézy en janvier 1815, la chaire de sanskrit du Collège de France a longtemps été un point culminant des études indiennes à Paris, attirant les chercheurs de toute l’Europe et nourrissant des relations scientifiques avec l’Asie du Sud.

Fondé en 1530, le Collège de France a toujours réservé une place à l’enseignement des langues orientales. Le grec et l’hébreu, langues bibliques, furent rejoints par l’arabe dès la fin du XVIe siècle, puis par le syriaque au XVIIe siècle. Le turc et le persan firent ensuite leur entrée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. La création d’une chaire pour le sanskrit en 1814 est tout à fait précoce. Elle procède du mouvement d’institutionnalisation des études orientales qui se joue à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. En Inde, les Britanniques avaient créé en 1784 l’Asiatic Society à Calcutta, sous l’impulsion de William Jones. En France, ce mouvement est accéléré par l’inauguration en 1795 de l’École des langues orientales, sise dans les locaux de la Bibliothèque nationale rue de Richelieu, où Antoine-Isaac Silvestre de Sacy et Louis-Mathieu Langlès enseignaient l’arabe et le persan. Ces deux personnages influents réussirent à convaincre Louis XVIII d’étendre l’enseignement des langues orientales à l’Inde et à la Chine. Le décret de création des chaires de sanskrit et de chinois fut signé par le roi en novembre 1814, durant la brève période de la première Restauration. Durant la seconde Restauration, la Société asiatique de Paris fut créée en 1822, pendant que Londres, Oxford, Berlin et Bonn se dotaient également de chaires d’enseignement du sanskrit.

Dans son Discours d’ouverture du cours de langue et de littérature sanskrite prononcé le 16 janvier 1815, Antoine-Léonard Chézy entend bien « soulever le voile » recouvrant les trésors de la littérature sanskrite qu’il compare à un « sanctuaire mystérieux ». Avant lui en effet, la France ne disposait d’aucune traduction française de textes sanskrits à partir des originaux. La civilisation indienne était connue par les travaux pionniers d’Anquetil-Duperron qui avait publié une traduction latine des Upaniad d’après une version persane. Les premières traductions de textes sanskrits en langues européennes étaient dues aux Britanniques en poste en Inde, William Jones, Charles Wilkins ou Henry Thomas Colebrooke. Chézy avait ainsi peu d’exemples à suivre pour bâtir son cours. Il avait appris cette langue savante dans la Grammaire sanskrite que le père Jean-François Pons avait rédigée à Chandernagore en 1730. S’appuyant sur la tradition du grammairien Bopaveda, Pons composa sa grammaire en latin en écrivant le sanskrit en caractères bengalis. C’est d’ailleurs dans cette écriture que Chézy enseignait le sanskrit, comme en témoignent les notes prises par Eugène Burnouf au « Cours de Chézy » entre 1822 et 1824, alors que le jeune savant se formait à cette langue qui allait devenir toute sa vie.

À la mort de Chézy en 1832, Eugène Burnouf fut nommé au Collège de France. Fils du latiniste Jean-Louis Burnouf, qui avait également suivi les cours de Chézy, il fut l’un des premiers diplômés de l’École nationale des Chartes créée en 1821. Génie précoce doté d’une grande force de travail, Eugène Burnouf fit rayonner l’enseignement du sanskrit à Paris. Les savants de toute l’Europe venaient assister à ses cours, notamment Friedrich Max Müller qui donna le premier une édition complète des textes du Rigveda. Dans son Discours d’ouverture, Burnouf rend hommage aux travaux pionniers de Chézy et rappelle les liens entretenus par le sanskrit et les langues savantes d’Europe sur le plan linguistique. La grammaire comparée occupait alors de nombreux philologues dont les connaissances s’étendaient également aux langues iraniennes anciennes. Les papiers scientifiques de Burnouf, conservés à la Bibliothèque nationale, montrent l’étendue de ses connaissances et les liens que sa position de professeur au Collège de France lui permettait de nouer, notamment avec des savants indiens. Parmi eux, le lettré parsi Manackjee Cursetjee joua un rôle important dans son accès aux textes avestiques qui étaient publiés à Mumbai.

Le décès précoce de Burnouf en 1852, à l’âge de cinquante-et-un ans, laissa la chaire de sanskrit orpheline. Son élève Théodore Pavie assura une charge de cours, en attendant la nomination de Philippe-Édouard Foucaux en 1862. Ce dernier, spécialiste du tibétain et du sanskrit, partage avec Chézy de s’être attelé à la traduction de l’Abhijñānaśakuntala ou « La Reconnaissance de Śakuntalā » de Kālidāsa. Dans son introduction, il reproche à la traduction de son prédécesseur un certaine « mollesse », tout en lui reconnaissant sa vivacité et son élégance. Foucaux concentra également ses efforts sur l’épopée du Mahābhārata dont il traduisit de nombreux chapitres. À sa mort en 1894, la chaire de sanskrit du Collège de France prit une nouvelle dimension sous l’impulsion de Sylvain Lévi qui l’occupa jusqu’à sa mort en 1935. À la manière de Burnouf, Lévi était impliqué dans toutes les institutions orientalistes de son temps. Directeur d’études à l’École pratiques des hautes études créée en 1868, il présida la Société asiatique et la Société de linguistique de Paris fondée en 1864. Il contribua également à fonder l’Institut de civilisation indienne. Jules Bloch occupa ensuite la chaire de 1937 à 1941 puis de 1944 à 1951. Il rendit un vibrant hommage à son prédécesseur dans sa leçon inaugurale intitulée « Sylvain Lévi et la linguistique indienne ». En 1952, cette chaire qui s’était intitulée « langue et littérature sanskrite » depuis sa création devint une chaire de « langues et littératures de l’Inde » à l’initiative de Jean Filliozat qui l’occupa jusqu’en 1978. Ce dernier donna en effet à son enseignement une place aux autres langues savantes de l’Inde, notamment le tamoul. Avec les nominations d’André Bareau puis de Gérard Fussman, la place de l’Inde au Collège de France a perduré jusqu’à nos jours.

 

Rédigé en juillet 2024