L’Inde a d’abord confié ses textes à la mémoire qui était perçue comme le seul garant de leur conservation et de leur exactitude. Ainsi les Veda ont été appris par cœur, selon des procédés mnémotechniques très élaborés, de maîtres à disciples, de même qu’une grande partie de la littérature sanskrite. Attachée à la pureté rituelle qui dessine les fondements d’une société hiérarchisée, l’Inde a ensuite couché ses textes sur des feuilles de palmier, inventant une forme du livre particulière appelée « pothi ». Les scribes inscrivaient les textes dans la longueur de la feuille, tournant les pages de bas en haut. Cette forme a perduré avec l’arrivée du papier à partir du XIIIe siècle.
Les premières presses d’imprimerie à caractères métalliques mobiles ont été implantées en Inde du Sud par les jésuites portugais établis à Goa dans la seconde moitié du XVIe siècle, suivis par les missionnaires danois de Tranquebar (Tharangambadi). Mais la technologie n’a pas été adoptée par les Indiens pour la diffusion de leur littérature. Le tournant de l’histoire de l’imprimerie en Inde se situe à la fin XVIIIe siècle au Bengale. Le long de la rivière Hooghly, des presses furent implantées par les missionnaires britanniques. Le premier ouvrage à comporter des caractères d’imprimerie bengalis fut la grammaire de Nathaniel Brassey Halhed, A Grammar of the Bengal Language, imprimée en 1778. Sous l’égide de la Baptist Mission, William Carey et Joshua Marshman développèrent une presse typographique à Serampore qui imprima plus de 200 000 exemplaires entre 1800 et 1835. Cette production de la Serampore Mission Press est constituée en partie de traductions de textes bibliques dans différentes langues de l’Inde, dont une traduction sanskrite du Nouveau Testament, mais également des premières éditions de textes en sanskrit et en langues vernaculaires. William Carey publia également des grammaires pour le bengali (1805), le marathi (1808), le pendjabi (1812), le télougou (1814) et le kannaḍa (1817), de même que des dictionnaires pour le marathi et le bengali.
Le sanskritiste britannique Charles Wilkins joua également un rôle déterminant dans la région. Imprimeur-typographe de formation, il travailla en collaboration avec des graveurs et des orfèvres indiens, notamment Panchanan Karmakar et son neveu Karmakar Manohar. Ils mirent au point un jeu de caractères typographiques pour l’écriture devanāgarī avec lequel Wilkins publia sa grammaire de sanskrit en 1808. Wilkins travailla également avec le lettré bengali Baburam qui fonda à Kidderpore la Baburam Sanskrit Press, l’une des premières imprimeries indiennes, active entre 1807 et 1815. Les ouvrages sanskrits étaient imprimés en caractères devanāgarī et au format « pothi », conservant les habitudes de lecture des lettrés indiens. En France, l’indianiste Eugène Burnouf veillait à acquérir ces premières éditions de textes sanskrits, comme en témoigne l’édition du Gītagovinda imprimée en 1808.
L’usage de l’imprimerie eut également une importante répercussion à Mumbai qui allait devenir le centre économique du pays. Les presses protestantes de Serampore servirent de modèle à l’American Mission Press qui publia des ouvrages de morale chrétienne en marathi dès les années 1820. Mumbai adopta également la technique de l’impression lithographique qui évitait de développer de coûteux jeux de caractères typographiques. L’éditeur-imprimeur Ganapat Krishnaji publia un nombre important de textes en sanskrit et en marathi entre les années 1830 et 1850. Les presses lithographiques étaient également implantées à Pune et à Bénarès (Varanasi) pour l’impression des éditions savantes de textes sanskrits. Des imprimeries à caractères métalliques mobiles se développèrent dans la seconde moitié du XIXe siècle. La Nirnaya Sagar Press à Mumbai, les Chowkhamba Sanskrit Series à Varanasi ou la série Bibliotheca Indica à Kolkata permirent une large diffusion d’éditions de référence des textes de la littérature indienne.
En Europe, le jeu de caractères devanāgarī de Charles Wilkins servit à imprimer des textes sanskrits à Londres. À Paris, le savant allemand August Wilhelm Schlegel travailla en collaboration avec Vibert, graveur à l’Imprimerie nationale, pour mettre au point un jeu de caractères devanāgarī. Afin de dessiner les caractères, ils travaillèrent sur une copie soignée du Rāmāyaṇa conservée à la Bibliothèque nationale (Sanscrit 383), collectée à Faizabad par Jean-Baptiste Gentil. Ce jeu de caractères fut employé à l’Imprimerie nationale tout au long du XIXe siècle, comme en témoigne l’édition monumentale du Bhāgavata-purāṇa établie par Eugène Burnouf dont le premier volume parut en 1840. Au milieu de tant d’autres fonctions, Eugène Burnouf œuvra longtemps à l’Imprimerie nationale en tant que « typographe orientaliste » afin de développer des caractères d’imprimerie pour de nombreuses écritures d’Asie du Sud et du Sud-Est, l’écriture tamoule (1832), l’écriture birmane pour les textes en pāli (1833), l’écriture gujarati (1838), l’écriture brahmi (1843), mises au point en collaboration avec différents graveurs.
Les enjeux matériels du monde savant étaient tout à fait conséquents dans la rivalité qui se jouait entre les nations. L’Angleterre, qui avait la maîtrise du terrain, importa les différentes techniques d’impression sans chercher à les développer. La France et l’Allemagne cherchèrent au contraire à marquer leur emprise sur le terrain philologique en proposant des solutions pour éditer des textes en langues indiennes. L’Inde, sous domination britannique jusqu’en 1947, se servit de l’imprimerie pour assurer une véritable renaissance culturelle à travers le pays, devenant l’un des plus grands marchés du monde de l’édition.
Rédigé en juillet 2024