Découverte et collecte : la nature américaine comme terrain scientifique
Les territoires des Amériques françaises offraient aux Européens un réservoir inexploré d’espèces végétales et animales. La faune et la flore de la Nouvelle-France, de la Louisiane et des Antilles firent l’objet, dès les premières années de la colonisation, de descriptions nombreuses, dont les collections de la Bibliothèque nationale de France conservent d’innombrables exemples, manuscrits ou imprimés. Ainsi, le Nova plantarum americanarum genera du Minime Charles Plumier (1703), est-il caractéristique des observations botaniques minutieuses réalisées dans les Amériques françaises par des botanistes qui, longtemps, furent essentiellement des religieux ou des médecins, solidement formés à l’observation et aux descriptions botaniques. La faune américaine, perçue comme exotique et parfois même monstrueuse, suscitait également un intérêt marqué, tandis que les ressources minérales, les plantes médicinales ou même les variations climatiques, nourrissaient la curiosité des Européens et l’intérêt des institutions savantes européennes. L’abondance et la variété des données nouvelles ainsi mises au jour, donnèrent alors naissance à d’importantes évolutions épistémologiques et à des développements majeurs, à l’instar de classifications nouvelles portées, parmi d’autres, par Carl von Linné (1707-1778).
Sciences naturelles et pouvoir colonial
Si l’étude des collectes naturalistes et des productions savantes est essentielle pour comprendre l’histoire des sciences naturelles dans les Amériques françaises à l’époque moderne, cette question doit évidemment être envisagée à travers le prisme de la domination coloniale, politique et économique. De fait, les observations et les collections étaient souvent motivées par des intérêts stratégiques ou commerciaux. Les botanistes et naturalistes, en étudiant la canne à sucre, le tabac, le café ou encore les bois précieux, mais aussi les minéraux, la faune et la flore, répondaient largement, consciemment ou non, à une logique de mise en valeur et d’exploitation des ressources coloniales. Ainsi les mémoires d’André Michaux sur les arbres de l’Amérique du Nord particulièrement utiles pour les constructions navales, ou le Parfait indigotier d’Elie Monnereau, présentés l’un et l’autre dans cette exposition, illustrent-ils cette imbrication entre savoirs scientifiques et impératifs économiques. Les savoirs naturalistes, servaient ici la dynamique coloniale, et pouvaient être mobilisés au profit de l’économie prédatrice de la colonisation, la démarche savante devenant alors, de facto, un instrument de pouvoir.
La collecte systématique de spécimens, de plantes et d’animaux, en vue de les rapporter en France pour enrichir les collections royales et contribuer au rayonnement des institutions savantes françaises, prend place, en effet, au coeur de cette instrumentalisation des savoirs naturalistes. Le Jardin du Roi (1635), héritier de l’actuel Muséum national d’histoire naturelle, profita largement des expéditions et des collectes régulières opérées dans les Amériques françaises, en s’inscrivant dans un vaste ensemble d’institutions savantes orchestrées par l’administration royale, aujourd’hui désigné sous le nom de Machine coloniale : l’Académie royale des Sciences (1666), puis la Société royale de Médecine (1778), ou encore la Société royale d’agriculture de Paris (1788) furent ainsi, également, mis au service du projet colonial français, permettant d’optimiser la collecte, la description, l’organisation, l’expertise, la légitimation et la diffusion de la plupart des connaissances américaines dans le domaine de l’histoire naturelle et de la médecine, sous l’autorité du roi de France.
Savoirs vernaculaires et contributions des populations locales
Cette inflation massive des corpus de connaissances disponibles pour les savants parisiens, ainsi que le rayonnement scientifique français qu’elle permit dans le domaine des savoirs naturalistes, ne peuvent toutefois être compris sans donner toute sa part à l’apport des savoirs vernaculaires des populations locale. Les Amérindiens et les esclaves africains, ainsi que leurs descendants, étaient bien évidemment porteurs de connaissances empiriques et théoriques essentielles, notamment dans les domaines de la botanique et de la pharmacopée. Les missionnaires, tels que le Père Raymond Breton (1609-1679), ou plus encore Joseph-François Lafitau (1681-1746), ont souvent documenté ces éléments, qu'ils intégrèrent dans leurs écrits. Ainsi l’ouvrage majeur de ce dernier, Mœurs des Sauvages Amériquains (1724), exploite-t-il nombre de savoirs autochtones, concernant en particulier les plantes médicinales, illustrant parfaitement l’interaction et les tensions constantes entre savoirs locaux et savants européens.
Les esclaves africains détenaient également d’innombrables connaissances spécifiques des milieux tropicaux, contribuant au quotidien à de nombreux phénomènes de transmission et d’hybridation des savoirs sur le sol américain, au contact des colons et des populations amérindiennes. Ces phénomènes sont hélas difficiles à repérer, pour l’historien. En effet, si des zones de contact majeures entre Amérindiens, Africains et Européens, telles que le Brésil ou les Guyanes, certaines îles caraïbes ou de nombreuses missions et villes du Nouveau Monde, en particulier, sont des lieux d’observation privilégiés sur ces questions, les contributions africaines et amérindiennes restèrent le plus souvent marginalisées et invisibilisées dans les sources européennes du XVIe au XVIIIe siècle.
Enjeux épistémologiques et culturels
Ainsi, l’histoire des sciences naturelles dans l
es Amériques françaises pose-t-elle aussi la question de la légitimité et de la reconnaissance des savoirs locaux dans le cadre d’un corpus scientifique en constante expansion, largement dominé par l’Europe. Ce phénomène soulève des enjeux épistémologiques importants qui occupent aujourd’hui les historiens : comment ces savoirs circulaient-ils ? Comment étaient-ils transformés, appropriés ou effacés, dans les écrits européens ? De fait, il est essentiel de comprendre que la production scientifique naturaliste ou médicale, dans les colonies, ne se fait pas uniquement dans un cadre d’appropriation, mais aussi de confrontation entre différents systèmes de pensée.Les documents imprimés et manuscrits présentés dans cette exposition, intégrés dans des dynamiques de pouvoir inégales, mettent en lumière la diversité des acteurs et des pratiques à l’œuvre dans cette production de savoirs. L’œuvre de Charles Plumier, les récits des missionnaires, les mémoires savants ou encore les gravures botaniques et zoologiques dépeignant la faune et la flore américaines, jusqu’aux fameux Oiseaux d’Amérique d’Audubon dans la première moitié du XIXe siècle, illustrent à la fois la richesse des découvertes scientifiques et les enjeux politiques et anthropologiques qui les sous-tendent. Ils invitent à repenser les frontières toujours en débat qui subsistent entre savoirs savants et savoirs vernaculaires, et à interroger le rôle complexes des sciences naturelles et médicales dans l’histoire de colonisation française des Amériques et, plus largement, dans les processus intellectuels et savants de la domination coloniale européenne à l’époque moderne.
Publié en décembre 2024