La France et la Chine : itinéraire d’une rencontre
En dépit de l’éloignement géographique, l’ancienneté et le raffinement de la civilisation chinoise ont constamment entretenu une curiosité intellectuelle, comme des passions en tous genres, parmi le public français, en dialogue avec le public européen, puis avec les Chinois eux-mêmes et le reste du monde.
- La découverte médiévale
- L’attrait pour la Chine aux temps modernes
- Les paradoxes du XIXe siècle
- Un premier XXe siècle entre Chine et Indochine
L’initiation de la France à une connaissance directe de la Chine date du milieu du XIIIe siècle. Elle a pour origine les missions diplomatiques pontificales et royales dans l’empire mongol, dont les armées ont pris Kiev en décembre 1240, puis ravagé Pologne et Hongrie. En 1245, le pape Innocent IV envoie des moines franciscains, dont Jean de Plan Carpin (Giovanni da Pian del Carpine), ainsi que, par une autre route, le dominicain français André de Longjumeau convaincre le grand khan de cesser les attaques contre les terres chrétiennes et se faire chrétien. La réponse du grand khan Güyük enjoint au pape et aux souverains chrétiens de lui faire soumission pour garantir leur protection. Cependant, en janvier 1249, le roi de France Louis IX (saint Louis) arrivé en croisade à Chypre envoie à nouveau Longjumeau chez les chefs mongols solliciter cette fois une alliance de revers contre les Mamelouks, auxquels il veut reprendre Jérusalem. Informations et documents venus des émissaires du pape, d’émissaires des Mongols, des chefs des chrétientés orientales, de princes arabes de Syrie, et surtout des envoyés nestoriens mandés auprès de lui à Chypre par le khan mongol qui commandait la Perse et le Proche-Orient, justifiaient cette initiative. Face à l’échec de la tentative, causé par les luttes de succession à Karakorum, saint Louis pourvoit alors au voyage à Karakorum entrepris en 1253 par le franciscain Guillaume de Rubrouck (né en Flandre française) et munit ce moine de lettres pour les chefs mongols – sans plus de résultat politique.
Dans ces premiers échanges avec l’empire mongol, les émissaires européens n’ont pas atteint la Chine, mais ont confirmé l’existence de ce pays (nommé par eux « pays de Cin » ou « Cathaia », d’après le nom de « Khitai » utilisé par les Mongols) mentionné par les auteurs anciens, et ont signalé son appartenance au moins partielle à l’empire mongol. Les écrits et observations de ces voyageurs ont nourri les connaissances géographiques et la réflexion critique des Européens. Ils contribuent, ainsi que le pratique Roger Bacon grâce aux récits de Rubrouck, à confronter les données de l’expérience au savoir livresque hérité de l’antiquité gréco-latine, et aussi à propager des inventions chinoises, telle celle de la poudre à canon. Ils incitent d’autres religieux et des marchands à s’aventurer en Asie orientale pour y aider les chrétientés ou y chercher profit. Parmi leurs récits, celui du marchand vénitien Marco Polo, transcrit en français et décrivant les « merveilles » de la Chine (dite « Cathay ») sous l’empereur mongol Kubilai, fondateur de la dynastie des Yuan en 1271, connaît la plus vaste diffusion et inspire l’imaginaire de la littérature, de la pensée et des arts dans l’Europe médiévale et au-delà.
2. L’attrait pour la Chine aux temps modernes
L’écho de ces voyages fut relayé au XVIe siècle par l’information qu’apportaient la découverte et l’exploration de la terre entreprises d’abord par Portugais, Espagnols et Italiens, animés par la curiosité scientifique et un idéal d’apostolat religieux, doublés d’un appétit de conquête militaire et économique. C’est sur les renseignements recueillis par missionnaires et soldats qu’est fondée l’Histoire du grand royaume de la Chine de Juan Gonzalez de Mendoza, publiée en espagnol à Rome en 1585, traduite aussitôt dans toutes les langues d’Europe, qui reste plus d’un siècle l’ouvrage de référence du public cultivé. Cette description générale de la Chine y peignait un gouvernement juste et équitable, une nation « sage et prudente ». À Montaigne, qui en avait lu la version française (parue à Paris en 1588), elle inspirait cette note en marge de ses Essais : « Royaume dont le gouvernement et les arts, sans fréquentation et sans connaissance des nôtres, surpassent nos exemples en plusieurs parties d’excellence, et dont l’histoire m’apprend combien le monde est plus ample et plus divers que ni les anciens ni nous ne pénétrons ». Ainsi, comme l’observait le sinologue Paul Demiéville (Choix d’études sinologiques, Leiden, 1973, p. 434), se manifestait en France dès les premiers témoignages de l’âge moderne une sinophilie qui prit plus tard un grand développement, non sans être taxée d’utopie ou naïveté par les conservateurs attachés à la tradition religieuse ou politique, ou encore par les réalistes et les sceptiques. « La Chine, écrivait-il, cette inépuisable créatrice de valeurs originales et souvent contradictoires comme tout ce qui est vivant, a le don d’éveiller les passions et d’exciter à la controverse. »
Au XVIIe siècle, le trafic des navires portugais, espagnols, hollandais et anglais à Macao et Canton permet aux collectionneurs d’acquérir objets d’art et livres chinois. En 1647, la bibliothèque, ouverte au public, qu’à sa mort Mazarin légua à Louis XIV, achetait tout ce qui s’écrivait en Europe sur la Chine et possédait quatre titres chinois en 16 fascicules, aujourd’hui conservés à la Bibliothèque nationale de France. Les contacts suivis entre la France et la Chine se nouent dans le sillage de l’évangélisation lancée par le Saint-Siège à la fin du XVIe siècle, où participent des jésuites français, des prêtres de la Société des Missions étrangères de Paris, fondée en 1658 pour l’apostolat en Asie orientale, et depuis 1699 des pères lazaristes de la Congrégation de la Mission, voués à la conversion de toute la terre.
La visite à Versailles du jésuite Philippe Couplet, venu de Canton avec le jeune lettré chrétien Shen Fuzong沈福宗, décide Louis XIV à envoyer en Chine à ses frais, en 1685, six savants mathématiciens jésuites français, élus correspondants de l’Académie des sciences, qui devront œuvrer au service et à la conversion de la cour et des élites de la Chine – présumée en bonne voie depuis que le P. Verbiest avait gagné la faveur de l’empereur Kangxi par son calcul exact du calendrier en 1669 -, mais contribuer aussi à une meilleure connaissance de ce pays pour le bénéfice de la science et des arts européens. Cinq de ces jésuites parvinrent à Pékin en février 1688. En remerciement de leurs bons offices en diverses fonctions à la cour, et notamment pour l’avoir sauvé de la mort grâce à la quinine, l’empereur Kangxi leur accorde un terrain dans l’enceinte de la Cité impériale, où ils bâtirent en 1693 une résidence comprenant une vaste bibliothèque, puis l’église, dite Beitang 北堂, ouverte en 1703. Un édit de tolérance du christianisme a été promulgué en 1692. À la demande de Kangxi, d’autres jésuites français arrivent en 1699. Il en vint 114 jusqu’à la suppression de la Compagnie de Jésus en 1775. Leurs frais de voyage étaient payés par le trésor royal, qui leur versait à chacun une pension (environ 470 taëls d’argent par an), ainsi que des subventions diverses. Dès 1700 le Pape avait accepté que cette Mission jésuite française en Chine reste indépendante des Portugais et soit d’obédience entièrement française avec son propre supérieur provincial.
La Mission française conduisait une activité scientifique multiple et très intense au service de la cour impériale, et en liaison permanente avec la France et toute l’Europe savante. Elle y envoyait une documentation et des travaux abondants. Un choix de la correspondance fut publié régulièrement dans la série des Lettres édifiantes et curieuses de 1702 à 1776. Parmi les ouvrages, la Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l'empire de la Chine et de la Tartarie chinoise de Jean-Baptiste Du Halde, en 4 volumes, parue à Paris en 1735, et l’Histoire générale de la Chine ou annales de cet empire, achevée à Pékin par Joseph de Mailla en 1737, complétée et éditée à Paris, en 13 volumes, par l’abbé Grosier, de 1777 à 1785 eurent un retentissement considérable.
Ces textes qui font découvrir un monde original et rationnel, organisé selon des principes différents de ceux de l’Europe nourrissent la naissance et le développement de l’esprit philosophique. De même, l’âpre controverse soulevée par le refus des jésuites d’interdire à la chrétienté chinoise le culte des ancêtres, celui de Confucius et d’autres rites officiels, à leurs yeux purement civils, a déchainé durant un siècle torrents d’encre, passions et divisions parmi religieux et profanes de toute l’Europe, où participent Pascal, Leibniz et la Sorbonne, autour du magistère de l’Église. En 1715, la bulle pontificale qui devait mettre un terme à cette Querelle des rites chinois en interdisant la pratique jésuite, conduit Kangxi à interdire en 1717 la prédication chrétienne dans tout son empire. En 1724, son successeur Yongzheng interdit à ses sujets l’exercice du christianisme et expulse les missionnaires étrangers, sauf ceux en service à la cour. Tandis que l’évangélisation entre dans la clandestinité, prise en charge surtout par des prêtres chinois, les jésuites poursuivent leur œuvre savante, dont les fruits sont une source majeure de la réflexion philosophique, politique et économique, comme de l’inspiration artistique et littéraire de la France et l’Europe des Lumières. En Chine, leurs travaux scientifiques stimulent de nouvelles approches intellectuelles parmi les lettrés les plus érudits.
Cette période voit aussi le développement du commerce français à la Chine. Mazarin avait projeté de faire entrer la France dans le commerce chinois dominé par la Hollande et l’Angleterre. Une compagnie de Chine créée dès 1660 fut réunie à la Compagnie des Indes orientales fondée par édit royal en 1664. Cette dernière se borna à l’océan indien, sans faire usage de son privilège pour le commerce de la Chine, qu’elle céda en 1698 à l’homme d’affaires marseillais Jean Jourdan. Celui-ci, persuadé par les jésuites de se lancer dans le commerce chinois, arma L’Amphitrite, premier navire français sur les côtes de Chine, qui porta à Canton (unique port ouvert aux étrangers jusqu’en 1842, trois mois par an seulement), en 1699 le deuxième groupe de jésuites envoyé par Louis XIV, avec une cargaison de miroirs. L’Amphitrite rentra à Lorient en 1700. Le bénéfice sur les ventes de porcelaines convainquit Jourdan et ses associés de renvoyer leur navire à Macao dès 1701. Des armateurs de Saint-Malo suivirent le mouvement. Le commerce de France à Canton fut repris par la Compagnie des Indes constituée en 1719, avec désormais un monopole commercial. La compagnie n’envoyait en Chine qu’un à trois bateaux par an, alors que ses concurrentes anglaise et hollandaise en envoyaient chacune plus d’une dizaine. 56 navires français firent le voyage entre 1720 et 1769, pour un volume global de 41 000 tonneaux, avec un total de plus de 8000 hommes à bord, dont près de 10% moururent en route. Les vaisseaux apportaient en Chine surtout des piastres d’argent gagnées par le commerce des esclaves en Amérique, car le coût du transport ne permettait aucun bénéfice sur les produits français ; mais la part des marchandises augmenta par la vente de plomb, de corail, de fil d’or et de ginseng du Canada. On rapportait à Lorient porcelaines (plus de 300 000 pièces par an après 1760), laques, chinoiseries, toiles blanches de coton, qui se vendaient très bien, du thé, revendu hors de France, mais peu de soies et soieries, en raison d’une qualité inadaptée et d’une taxation prohibitive à la sortie de Chine.
Ce commerce prospère, soutenu par la forte demande d’objets chinois parmi les classes aisées. La Compagnie des Indes permet l’acheminement régulier des courriers. Elle est pourtant supprimée en 1769 parce que, pour raison budgétaire, l’État veut lui retirer son soutien financier et mettre en œuvre la liberté du commerce prônée par les philosophes économistes admirateurs de la Chine. Il s’en suit un essor du commerce privé vers la Chine, malgré les capitaux et les risques importants qu’il suppose. À Lorient, Saint-Malo, Rouen, Marseille, Bordeaux, des négociants mobilisent leur réseau familial, leurs partenaires, confrères et correspondants étrangers à travers l’Europe pour réunir dans une société temporaire le million de livres nécessaire à l’achat d’un ou deux bateaux, de cargaisons et à l’armement. Ils y attirent les milieux manufacturiers, indienneurs de Nantes, Mulhouse, Bâle ou Bruxelles, intéressés aux toiles blanches, et des milieux bancaires spécialisés, distincts de la finance spéculatrice. Dans la perspective de nouvelles hostilités avec l’Angleterre du fait du soutien français aux Insurgés d’Amérique, une présence officielle apparaît vite nécessaire à Canton pour encadrer cette communauté marchande et protéger ses intérêts.
Après l’interdiction des jésuites en France de 1764, le roi continue son soutien financier aux jésuites de Pékin. Mais c’est désormais du secrétaire d’État Bertin, membre de l’Académie des sciences, passionné par la Chine, qu’ils reçoivent des questionnaires sur de multiples sujets, et à lui que sont envoyés documents, informations, travaux et correspondances, dont il assure une large diffusion grâce à son réseau très étendu de relations savantes, et par la publication des Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs et les usages des Chinois (par les missionnaires de Pékin), en 15 volumes parus de 1776 à 1789. Quand le pape supprime l’ordre des Jésuites en 1773, Louis XVI maintient l’aide financière aux jésuites restés à Pékin et y envoie des Lazaristes diriger la mission. Dans toutes les formes requises auprès des autorités locales, Il implante aussi un nouveau centre d’observation dans le Sud de la Chine par l’ouverture d’un consulat à Canton en 1776. Ainsi se trouvent sauvegardés et mieux coordonnés d’un point de vue politique, les avantages des échanges scientifiques et commerciaux. Capitaines et patrons de navires doivent s’enregistrer auprès du consul en entrant et sortant de Canton, et lui remettre rapport sur leur voyage. Ce dernier arbitre les différends entre eux et est leur intermédiaire devant les autorités politiques locales. Dans les affaires civiles et criminelles, il a ordre de se comporter « avec la plus grande discrétion » et d’éviter tout ce qui pourrait « donner de la jalousie au gouvernement chinois ». Le consul habite le plus souvent l’enclave portugaise de Macao, mais il apprend le chinois et envoie des informations. Depuis 1783, c’est le fils d’un orientaliste, le jeune de Guignes (1759-1845), qui écrit régulièrement à Bertin, lui-même en rapports étroits avec les grands experts du commerce asiatique, tel Pierre Poivre.
Cependant, la Révolution française, avec l’instauration de la République en 1792 et les guerres contre l’Europe entière, anéantit les entreprises savantes des Français en Chine, et détruit ou disperse des collections précieuses à Paris et à Pékin. En France, la Chine, qui est une monarchie, n’intéresse plus les esprits éclairés. Dès 1789, missionnaires et consul en Chine ne reçoivent plus aucun argent de France. L’Angleterre coupe la liaison maritime française avec ce pays. Le dernier jésuite meurt à Pékin en 1811 ; en 1827 le gouvernement mandchou confisque et détruit l’établissement du Beitang. De Guignes a regagné Paris en 1801. Napoléon donne l’argent nécessaire pour imprimer son Dictionnaire chinois, français et latin en 1813. L’empereur a montré aussi quelque velléité de renouer des relations avec la Chine, mais la guerre l’occupe trop.
3. Les paradoxes du XIXe siècle
Louis XVIII ranime le flambeau, dès la première Restauration. Il inscrit la Chine dans le système universitaire, pour la première fois en Europe, en créant au Collège de France en 1814, une chaire de langue et littérature chinoises et tartares-mandchoues pour Abel-Rémusat (1788-1832). Également conservateur de la Bibliothèque royale, ce dernier met en ordre les fonds chinois, traduit, publie, forme des élèves et développe une sinologie savante. Dès le retour de la paix, Le commerce reprend avec la Chine, à l’initiative de négociants nantais, tel Dobrée, qui monte un voyage quasi annuel avec des partenaires anglais et collectionne des objets d’art chinois. Dans le public cultivé renaît un goût de la Chine qui prend un sens différent de celui du XVIIIe siècle. Dans L’Interdiction, Balzac décrit en 1836 un marquis d’Espard en proie depuis 1818 à la « monomanie de la Chine », « ce peuple dont l’administration est parfaite, chez lequel les révolutions sont impossibles, qui a jugé le beau idéal comme un principe d’art infécond, qui a poussé le luxe et l’industrie à un si haut degré que nous ne pouvons pas le surpasser, tandis qu’il nous égale là où nous nous croyons supérieurs ». Il fait sien le terme nouveau de « chinoiserie », forgé par Fourier en 1823, dont l’usage se répand alors pour désigner les objets décoratifs venus de Chine ou lui empruntant ses matières et motifs. Le mot n’a pas de sens péjoratif : Théophile Gautier en fait le titre d’un poème en 1838. C’est à la fin du siècle qu’il se charge de mépris pour des « articles de bazar » prisés par femmes légères ou parvenus. Très vivante et répandue dans tous les salons et les cercles artistiques de 1820 à 1870, la passion des chinoiseries fait alors partie, au contraire, de l’esthétique du chimérique, du fantastique, de l’exotisme, du renouveau d’un style baroque ou rococo qui accompagnent le romantisme. Dans leurs maisons d’exil à Guernesey, Victor Hugo avait dessiné pour lui, puis pour sa maîtresse Juliette Drouet en 1863, des salons chinois ornés de nombreuses chinoiseries, et de soieries venant directement du palais d’Été achetées à un officier anglais qui avait participé au sac de l’édifice en 1860. L’art chinois aide aussi, par contraste esthétique, à construire la tradition de l’art classique et de l’académisme. Après 1870, la découverte de l’art japonais influence alors le grand art. Mais les échanges culturels avec la Chine, qui s’appuient au long du siècle sur une connaissance beaucoup plus précise qu’au siècle précédent de la géographie, de l’histoire, des structures politiques, des conditions matérielles et de la vie quotidienne des habitants, rapportée par toute la presse et les illustrés populaires, conservent une vitalité et une originalité que ne peuvent obscurcir les violents paradoxes des relations politiques.
Dans ce climat de sympathie envers la Chine parmi les milieux cultivés, la monarchie de juillet offre en 1839 à l’École des langues orientales de créer une chaire de « chinois vulgaire « (langue parlée) pour répondre au besoin d’interprètes et de communication orale avec les Chinois. Les professeurs refusent. Antoine Bazin, élève de Rémusat, commence un simple cours en 1841. En raison de l’action anglaise en Chine, le gouvernement de Louis-Philippe, soucieux de préserver les intérêts commerciaux et politiques de la France dans la région, et d’être exactement renseigné, y renforce sa présence consulaire à Canton, Manille, Singapour, Penang et Malacca. Au début de 1841, la mission navale du capitaine Cécille et Dubois de Jancigny sont envoyés en Chine observer les opérations anglaises de la guerre de l’Opium et s’informer auprès des autorités chinoises en les assurant de la sympathie française. Leurs rapports décident Guizot à envoyer, à grands frais, la mission Lagrené en 1843. À ses yeux, « Il ne convient pas à la France d’être absente dans une aussi grande partie du monde, lorsque les autres nations de l’Europe y possèdent des établissements » (Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Chine, t. IV, folio 104) et l’échange de savoirs, le contact des civilisations sont un élément essentiel qui permettra un dialogue politique réel. La mission n’a donc pas pour but seulement la signature d’un traité. Formée de nombreux experts techniques et scientifiques, dont Itier qui fit avec un daguerréotype les premières photographies de la Chine, elle doit rapporter des connaissances et données utiles à la préparation des échanges ultérieurs.
À son retour, de multiples expositions, articles et publications largement répandues diffusent à travers la France les connaissances et données très précises recueillies avec soin par les experts sur l’économie chinoise. Le traité de Whampoa (Huangpu) signé en 1844 donne aux Français les mêmes avantages commerciaux qu’avaient obtenus Anglais et Américains : droit de commercer avec un tarif douanier de 5 à 10% dans les cinq ports ouverts de Canton, Xiamen, Fuzhou, Ningbo et Shanghai, droit d’y résider, d’y construire maisons et églises dans des quartiers spéciaux, d’y pratiquer leur religion, d’acheter ou vendre des livres et d’engager des professeurs chinois, en étant soumis à la juridiction criminelle exclusive de leurs tribunaux. Lagrené y fait ajouter le droit de construire écoles et hospices. De sa propre initiative, il obtient aussi un édit de tolérance religieuse pour les chrétiens chinois. L’édit ordonne de leur rendre leurs lieux de culte, mais répète l’interdiction faite aux étrangers par les traités de s’introduire à l’intérieur du pays et d’y prêcher, sous peine pour les contrevenants d’être arrêtés et reconduits au consulat du port ouvert le plus proche.
Ce premier traité « inégal », (selon le qualificatif que les Chinois ont emprunté aux Japonais au XXe siècle pour désigner les accords préjudiciables à leur souveraineté obtenus par les étrangers, avec ou sans usage de la force) n’amène en Chine que quelques centaines de Français, dont moins de cent y résident à la fin des années 1850, y compris les missionnaires. Cependant, leurs correspondances et témoignages se répandent abondamment en France. Ils peignent le tableau contrasté d’un pays riche de ressources, de beauté, de talents, en proie aux calamités et à une misère d’un degré jugé inconnu en Europe, dans l’indifférence ou l’impuissance quasi générale de mandarins cupides, rusés et malfaisants. Les récits sympathiques et pittoresques du Père Huc, Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Tibet (1850), L’Empire chinois (1854), connaissent un vif succès.
Bientôt arrivent les nouvelles sur les progrès fulgurants de l’insurrection des Taiping, qui renverse les idoles, mais aussi les statues de la Vierge. Le livre que lui consacre en 1853 l’interprète officiel Callery, missionnaire piémontais défroqué, ébranle et divise l’opinion dans les milieux politiques. Sur place, l'application des traités se heurte à de nombreuses difficultés, surtout à Canton où des lettrés, de connivence avec les factions de la cour, alimentent une obstruction systématique. Les déceptions commerciales et le refus du gouvernement impérial de procéder à la révision promise des traités conduisent à la deuxième guerre de l’Opium, dans laquelle Napoléon III engage la France aux côtés de la Grande-Bretagne, avec l'agrément des États Unis, pour obliger la Chine à « s’ouvrir » plus largement à leurs intérêts et obtenir l'établissement de missions diplomatiques à Pékin.
Une première expédition prend Canton en décembre 1857. Elle force le gouvernement impérial à signer de nouveaux traités à Tianjin en mai 1858 en s’emparant des forts qui défendent l’accès à Pékin à l’embouchure du Pei-ho (Baihe). Mais lorsqu’ils viennent sans moyens militaires au même endroit un an plus tard pour aller procéder à la ratification, les plénipotentiaires anglais et français trouvent le fleuve barré par des estacades et doivent regagner Shanghai. Leurs gouvernements décident alors une seconde expédition, forte de 11 000 Anglais et 7 000 Français. Après la prise des forts du Pei-ho le 1er août 1860, une seule vraie bataille et plusieurs essais de négociation, elle entre à Pékin, tandis que l’empereur Xianfeng s’enfuie à Jehol (Rehe). Pour porter un coup à « l’orgueil » de l'empereur et venger la mort des prisonniers torturés et assassinés, Lord Elgin fait incendier (17 octobre 1860) le Palais d’Été (Yuanmingyuan), que, dans leur rage, des soldats français avaient déjà pillé, imités par les habitants des environs. Le 25 octobre 1860, le traité de Pékin, négocié avec le jeune prince Gong, frère de l’empereur, ratifie les traités de Tianjin et les complète.
Cette guerre projette sur le sol chinois pendant plusieurs années des milliers de français d’origine et condition variées, dont certains viennent en simples observateurs, officiellement chargés d’enquêter sur le régime politique, les arts et la littérature. Une grande abondance de textes, de souvenirs et d’images illustrant des expériences concrètes très diverses est ainsi répandue dans le public jusqu’au fond de la province française, avec une multitude d’objets provenant du butin. Une minorité des participants reste en Chine ou y retourne, attirée par la fortune qu’on peut gagner par les armes ou leur commerce dans un empire en proie aux rébellions de toutes parts. Ainsi Prosper Giquel, qui avait donné l’assaut à Canton en 1857, se met-il au service des impériaux contre les Taiping, puis, sous la protection des hauts mandarins Zuo Zongtang et Shen Baozhen, crée à Fuzhou le berceau de la marine moderne chinoise avec un matériel et un personnel français : l’arsenal le plus vaste d’Asie, doté d’écoles formant ingénieurs, techniciens et officiers, et construisant ses navires de guerre. De même, Jean Dupuis qui va vendre des armes au Yunnan en révolte, et Francis Garnier qui pousse aussi à la conquête du Tonkin par la France, ont débarqué en Chine avec l’expédition.
Pourtant, l’installation d’une mission diplomatique à Pékin et l’ouverture de 11 nouveaux ports augmentent peu le nombre de résidents et le commerce français. On compte moins de 300 Français parmi 420 millions de Chinois en 1872. Le commerce reste faible et lourdement déficitaire pour la France : moins de 2% des importations et 12% des exportations chinoises. Les nouveaux arrivants sont en majorité des prêtres et des religieuses, parsemés à travers le pays car le traité de Tianjin autorise la circulation des étrangers munis de passeports visés par les autorités chinoises et lève l’interdit sur la prédication. Une vie organisée des petites communautés françaises se met en place, d’un style très colonial, avec cathédrale, école et hôpital, à Pékin, Shanghai, Fuzhou et Canton. Le droit au voyage séduit de nombreux amateurs fortunés, qui sillonnent surtout les ports ouverts, avant ou après une visite au Japon. À leur retour ils abreuvent les colonnes de l’hebdomadaire illustré Le Tour du monde. Les témoignages et impressions publiés par les militaires, visiteurs et résidents donnent à voir la réalité concrète de la Chine vécue au quotidien, très éloignée de la Chine littéraire des salons et des sinologues. Ils reflètent une croyance quasi générale en la supériorité absolue de la civilisation européenne, avec souvent des préjugés racistes à l’égard des Chinois. Ces traits se retrouvent dans la presse générale et la presse catholique, qui diffuse beaucoup de correspondance sur la Chine pour attirer, avec succès, des aumônes à l’œuvre missionnaire. Les écrits des Chinois venus alors en France expriment des préjugés similaires, mais en sens inverse. L’œuvre missionnaire aigrit fréquemment les relations, ponctuées d’incidents violents, comme le massacre de 18 Français et Russes à Tianjin en juin 1870. Elle est cause d’interminables litiges surtout fonciers et coutumiers portant sur la récupération ou l’achat de propriétés par les chrétiens et leur refus de contribuer aux charges communautaires locales au motif qu’elles sont attachées à des cultes idolâtres.
Cependant, grâce à l’installation à Pékin, foyer des lettrés du Nord, et à Shanghai, où affluent les brillants lettrés du centre, chassés par les Taiping, de jeunes diplomates et militaires français maîtrisent bien le chinois parlé et écrit (dont ils réussissent à implanter en France une pédagogie active en 1869) et s’immergent davantage dans le milieu chinois. Ils en proposent une autre lecture : un pays attachant qui mérite le respect. Son peuple doué d’intelligence et d’endurance peu communes pratique mieux qu’en Europe les plus nobles vertus et sait se battre à sa manière pour rénover un système de gouvernement qui a sa rationalité et sa cohérence. Un exemple de cette réflexion inspirée d’Auguste Comte et des saint-simoniens, critique de l’action et des mentalités européennes, est La Cité chinoise, livre publié en 1885, où l’ancien consul Eugène Simon décrit une société modèle fondée sur la valeur du travail et la justice.
À côté des acteurs et des circuits étatiques, l’espace des relations franco-chinoises se peuple d’acteurs secondaires, relativement autonomes, qui communiquent entre eux par des voies annexes, souvent plus directes et rapides. La guerre accélère à nouveau cette tendance. Le conflit franco-chinois de 1884-1885 porte, du côté français, une visée stratégique analogue à celle de Guizot en 1843 : assurer la présence de la France dans le monde après son effondrement de 1870 devant les Prussiens, et empêcher l’Angleterre d’annexer toute l’Indochine. Ses buts territoriaux se limitent au Tonkin, qui complète la colonie de Cochinchine et le protectorat sur l’Annam. Le gouvernement de Jules Ferry a toujours exclu d’annexer des territoires chinois. Mais la position qu’occupera désormais la France en Indochine doit lui permettre d’augmenter sa puissance sur le marché chinois et dans l’entreprise de modernisation du vieil empire, face à l’hégémonie britannique et aux progrès de l’influence allemande et américaine. L’affaire du Tonkin provoque une virulente polémique en France. Cependant l’opinion générale, préparée par le long étalage dans la presse des faiblesses et turpitudes chinoises, accepte la conquête.
La possession de l’Indochine française, frontalière de la Chine, élargit rapidement en France le cercle des acteurs et du public intéressés par la Chine. Elle conduit à l’augmentation des postes, des revues, des institutions spécialisées, à celle des lettrés et étudiants chinois venus en France qui participent à la diffusion des connaissances. Sans elle, Chavannes, en entrant à l’École normale supérieure en 1885, n’aurait pas été guidé par son directeur vers les études chinoises. Elle change aussi les perceptions. La recherche érudite privilégie l’histoire et l’archéologie avec les méthodes de ces disciplines en Europe. Elle se penche sur la diversité de l’empire, sur l’évolution de sa construction politique et de ses institutions. Musées privés et spécialistes explorent le grand art chinois et son esthétique, dont les principes séduisent les peintres d’avant-garde.
Le changement notoire que connaissent les rapports entre la France et la Chine est la formation de groupements d’intérêts à l’ombre de la politique d’État. Ils noyautent les relations, envoient des experts, recueillent des informations, ouvrent des agences, établissent des réseaux de correspondants dans les ports, relayés par des intermédiaires chinois à l’intérieur, et reçoivent des Chinois en France. Le groupe le plus actif est à Lyon, principal client de la soie chinoise. Il organise en 1895-1897 l’enquête minutieuse de la Mission lyonnaise d’exploration commerciale à travers les provinces chinoises. Après sa défaite par le Japon en 1894, la Chine a désormais besoin de l’épargne française pour payer ses dettes et financer son développement. La Banque de l’Indochine s’installe à Shanghai en 1897. Des sociétés se constituent et dépêchent leurs experts pour récolter et mettre en chantier concessions ferroviaires et minières. Autour des œuvres missionnaires gravitent des banquiers, des hommes d’affaires qui aident aux transferts et placements des fonds. En république anticléricale, le réseau des intérêts catholiques a des antennes à la Chambre des députés, dans la presse parisienne, au Vatican. On compte moins de 600 religieux sur les 807 Français établis en Chine en 1895, mais les appuis dont ils disposent dans l’opinion en France restent puissants et font entendre leur voix quand les diplomates plaident pour l’abandon du protectorat religieux qu’exerce la France sur le catholicisme en Chine.
En juin 1900, c’est l’attaque des Boxeurs contre le chemin de fer Pékin-Hankou et ses agents franco-belges près de Baoding, et la menace sur les légations qui déterminent le gouvernement français à l’intervention militaire aux côtés de sept autres nations, non l’émotion causée par le meurtre de missionnaires et de chrétiens depuis plusieurs mois. Le siège des légations, les opérations de l’Armée des Huit nations qui compte 100 000 hommes, dont 12 000 Français, les expériences vécues par les résidents français reçoivent une énorme couverture médiatique d’images et documents montrant atrocités et « barbarie ». Comme dans toute littérature de guerre, l'exaltation, le voyeurisme, la partialité voisinent avec l'indignation vertueuse, le dégoût ou le cynisme. La dénonciation virulente des exactions commises par les étrangers, missionnaires compris, n’y manque pas.
Coûteuse, source d’antagonisme exacerbé entre les puissances et de tracas sans fin dans la gestion de terrain, en raison de la résistance active ou passive de la population, la guerre des Boxeurs met un terme définitif à l’idée de conquête et partage territorial de la Chine, très répandue par la presse depuis 1880, mais jamais envisagée par le gouvernement français. Les intérêts français en Indochine deviennent le facteur majeur de l’action de la France en Chine. La pacification enfin achevée, la réorganisation de l’Indochine est menée sous l’administration de Doumer, de 1897 à 1902. La colonie est constituée en véritable « vice-État », tête de pont de l’expansion française en Asie, mais possédant aussi ses exigences propres, ses milieux d’affaires, ses ressources et ses forces d’intervention autonomes. Dans les milieux français, les débats et la rivalité entre une politique asiatique fondée sur la souveraineté française en Indochine et une politique chinoise axée sur la présence en Chine et des liens privilégiés avec la Chine sont permanents jusqu’en 1949. La dispute recouvre des groupements d’intérêts différents, les uns fortement implantés en Indochine, dans l’exploitation des mines et des transports, les autres plus internationaux, axés davantage sur la finance et l’industrie des constructions mécaniques.
La situation s’accompagne d’un renversement progressif. Au XIXe siècle où a dominé l’action des gouvernements et où la France a usé sans états d’âme de la force militaire, c’est curieusement la Chine qui apparaît gagnante du point de vue commercial, comme du point de vue du rayonnement culturel. Cette conjoncture n’a pas d’équivalent dans les rapports entre la Chine et les autres pays occidentaux. Après 1901 et jusqu’en 1949, du côté chinois aussi se sont formés des groupes d’intérêt et lobbies divers. Leur action tantôt conjointe, tantôt concurrente, tantôt alternée avec leurs homologues français pilote et anime des échanges beaucoup plus amples et variés qu’auparavant. La France conserve son déficit commercial avec la Chine, mais ses bénéfices financiers et industriels dans ce pays le compensent largement. Le rayonnement culturel qu’elle y exerce est sans commune mesure avec les périodes précédentes, alors que celui de la Chine en France se réduit sensiblement, malgré la venue de plus nombreux Chinois sur le sol français.
4. Un premier XXe siècle entre Chine et Indochine
Au lendemain de la guerre des Boxeurs, à Paris les gouvernements successifs et le « parti colonial » appuient la politique résolument impérialiste que les diplomates français menaient sur le terrain depuis 1895. Elle avait permis aux banquiers français de se précipiter pour prêter à la Chine, grâce à quoi s’étaient rapidement réglés les litiges sur la frontière indochinoise et se récoltaient en abondance concessions ferroviaires et minières. La France continue donc une politique active de contrats industriels, militaires et financiers avec le clan mandchou à la cour et en province. L’abdication mandchoue en 1912 n’est qu’une déception passagère. La même politique reprend de plus belle sous la république avec Yuan Shikai. La coopération économique qui s’instaure se double d’une assistance dans le domaine militaire et dans le domaine juridique. Deux régions sont privilégiées : au Nord, Zhili et Mandchourie, en conjonction avec les intérêts russes ; au Sud, Guangdong, Guangxi, Yunnan, Sichuan, en prenant appui sur l’Indochine.
Cette action exige une veille méticuleuse et experte sur l’actualité chinoise, en connexion avec la conjoncture internationale. Cette analyse avertie est l’œuvre d’une nouvelle génération de sinologues, parmi lesquels Chavannes, Pelliot et les pensionnaires de l’École française d’Extrême-Orient, établie en 1900 à Hanoi avec pour mission la recherche sur l’Asie, de l’Inde au Japon. Il s’y ajoute de nombreux journalistes et publicistes spécialisés sur l’Asie orientale. Des fonds documentaires en chinois sur l’actualité, comprenant presse, revues, ouvrages, sont constitués à Paris et tenus à jour.
L’activité savante soutenue par Paris et l’Indochine concerne aussi l’archéologie. D’une mission au Turkestan chinois en 1906-1907, Pelliot rapporte les précieux manuscrits de Dunhuang, aujourd’hui conservés à la BNF. Les résultats de la mission Chavannes dans les provinces du Nord-Est (1907) sont au Musée Guimet. Victor Segalen (1878-1919) effectue trois missions (1909, 1914, 1917) sur les monuments funéraires et bouddhiques des provinces de l’Ouest chinois. Des missions médicales et ethnographiques (Legendre, 1902-1912 ; Bacot, 1906 ; D’Ollone, 1906-1909) explorent les confins du Tibet.
Sur le terrain chinois, depuis 1894, la légation de France, sous l’impulsion d’Auguste Gérard, a mis en œuvre une politique culturelle concertée que le gouvernement français n’avait encore jamais pratiquée en Chine, malgré son appui aux missions catholiques. Normalien sans fortune, pénétré de culture classique, la tutelle française que Gérard rêve d’imposer à la Chine, ce sont les bienfaits que Rome a apportés à la Gaule et à la Grèce décadente, comme il l’a appris à l’école : une civilisation porteuse de progrès matériel, de lois équitables, d’idéaux de liberté et d’humanité à valeur universelle. Il place des professeurs français dans toutes les écoles modernes ouvertes par le gouvernement chinois, développe les missions scientifiques et techniques, ainsi que les œuvres françaises d’enseignement.
Cette action culturelle organisée reste ensuite une constante de la politique française en Chine. Elle est soutenue sans défaillance, et dans le même esprit de propagation d’un humanisme universel, par le parti radical. Ce parti qui domine la vie politique française jusqu’à la Seconde guerre mondiale joue un rôle déterminant dans la gestion de l’Indochine. Les membres de son élite dirigeante et de celle du parti socialiste avec lesquels les intellectuels Chinois en France ont le plus de contacts, tels Herriot, Moutet, Aulard ou Bouglé, sont aussi férus d’antiquité classique et partagent le mythe d’une France héritière de Rome et émancipatrice de l’humanité.
Le fait singulier est que la visée universelle que revendiquait l’action culturelle française, à la différence de celle des autres puissances étrangères axée davantage sur leurs valeurs « nationales » respectives, a trouvé crédit dans le public chinois. Pour les jeunes Chinois qui ont alors reçu ou cherché une formation française, la valeur de cette culture n’avait aucun lien avec la puissance économique, politique et militaire exercée par la France en Chine. Elle en était au contraire totalement distincte. Ce n’est pas la puissance matérielle de la France en Asie qui démontrait la supériorité de la culture française, mais la qualité universelle de ses valeurs, qui répudiaient la domination par la violence et l’injustice. Au lieu de s’appuyer sur la présence des Français en Chine et d’œuvrer à son accroissement, les passeurs chinois de la culture française au XXe siècle se sont appropriés cette culture en se tenant à distance des relations officielles, de la politique et des affaires, ou même en s’appliquant à dénoncer et refouler l’intrusion des Français en Chine.
Depuis le début du XVIIIe siècle, les missionnaires avaient envoyé de jeunes séminaristes chinois se former en France, tel Arcade Huang, arrivé en 1702, qui fut l’informateur de Montesquieu. Les premiers étudiants envoyés par le gouvernement Qing sont conduits à Paris par Giquel en 1875, parmi eux Chen Jitong 陈季同(Tcheng-Ki-Tong) se révéla un pionnier littéraire et politique. Parmi les 50 étudiants officiels, voués aux sciences et au droit, venus en France avant 1900 figure Wang Shouchang, auteur avec Lin Shu de la traduction, en 1899, de La Dame aux camélias, dont le succès fut immense et révolutionna l’écriture du roman chinois. 250 étudiants arrivent entre 1900 et 1912, dont plus de la moitié à leurs frais. Beaucoup militent pour la révolution ; Li Shizeng 李石曾 (Li Yu-ying), converti à l’anarchisme auprès des frères Reclus, le répand par ses revues chinoises imprimées à Paris. Il organise dès 1909 des séjours d’études à peu de frais pour ses jeunes compatriotes. L’instauration de la République chinoise augmente le flux vers « la patrie des sciences et des droits de l’homme ». La première guerre mondiale l’interrompt. Aussitôt après arrivent 1600 recrues du « travail diligent et études frugales », le mouvement mis en œuvre par Li Shizeng, et quelques centaines d’autres étudiants. Une trentaine parmi eux deviendront dirigeants du parti communiste chinois, plus d’une centaine sont ses premiers militants.
La guerre a amené en France 140 000 travailleurs chinois, recrutés sous contrat pour aider à la logistique à l’arrière du front, un tiers recruté et commandé par les autorités françaises, le reste par leur allié britannique. Dans les usines françaises où ils travaillent, les jeunes étudiants nourris de littérature marxiste et bolchévique en chinois ont leur premier contact avec des ouvriers chinois et déchiffrent articles de L’Humanité et brochures du Comintern sur les grèves et le mouvement ouvrier. Ils participent, par moyens écrits et oraux, aux tentatives de Li Shizeng et d’autres pour instruire cette main d’œuvre et éveiller sa conscience politique. Dès 1920, la crise économique anéantit l’espoir de trouver emplois et salaires suffisants pour financer les études. Les travailleurs chinois ont été rembarqués vers la Chine en fin de contrat ; 2000 seulement réussissent à rester après 1921. Beaucoup d’étudiants repartent, rapatriés comme protestataires pour une centaine. Certains vont à Moscou. Quelques centaines trouvent le moyen de persévérer, tel le peintre Xu Beihong, plusieurs grâce à l’ouverture en 1921 de l’Institut franco-chinois de Lyon, subventionné sur la part française de l’indemnité des Boxeurs. Ils font de sérieuses études dans toutes les disciplines. Peuplé surtout de nouveaux boursiers envoyés de Chine, l’Institut de Lyon est un centre d’échanges féconds avec le monde universitaire et intellectuel français et entre Chinois d’horizons variés. Des jeunes Chinois venus étudier en France après la coupure de la deuxième guerre mondiale, certains s’y fixent, tels Zao Wou-Ki 赵无极 (1920-2013) et François Cheng, et leur œuvre y exprime l’originalité d’un courant artistique et littéraire mondialiste. Amis très proches de peintres et de poètes comme Soulages, Henri Michaux et Yves Bonnefoy, ils leur inspirent aussi des recherches neuves.
À la fin de la première guerre mondiale, la position française en Chine se trouve amoindrie. L’appui russe a disparu. Les finances ruinées, les grands emprunts, auxquels s’opposent résolument banques et gouvernements chinois, appartiennent au passé. Comme celles de la Banque de l’Indochine, les perspectives asiatiques du gouvernement français se replient sur l’Indochine, dont la mise en valeur ouvre des profits plus sûrs. Pourtant, c’est à cette époque, jusqu’en 1949, que l’élément français se singularise davantage dans l’influence culturelle occidentale qui s’exerce à Pékin et Shanghai. À Shanghai, où ne vivent que 2342 Français en 1936, la concession française, assez calme et bien tenue, pourvue de bonnes écoles et de verdure, est le quartier où résident volontiers les milieux intellectuels chinois. L’Alliance française, l’Université l’Aurore fondée par les jésuites en 1902, les journaux, revues et librairies françaises, les théâtres et cinémas participent à la vie culturelle intense de la grande cité. À Pékin réside un cercle savant de militaires, ingénieurs, experts, éditeurs, épouses instruites, hommes de lettres, tel André d’Hormon, qui traduisent ou font traduire la meilleure littérature chinoise, photographient, inventorient monuments et œuvres d’art, en liaison avec le milieu scientifique et érudit local, ainsi qu’avec les travaux des Lazaristes et ceux des jésuites à Tianjin et Xianxian, notamment ceux du P. Teilhard de Chardin. Ce cercle est le point d’ancrage des écrivains français de passage ou en séjour plus long en Chine. Parmi eux Victor Segalen et Saint-John Perse, comme Paul Claudel avant eux, sont les auteurs d’une sinologie imaginaire qui captive un public beaucoup plus large que celui de la sinologie universitaire parisienne, devenue très spécialisée. Le cercle savant pékinois devient l’attache du Centre franco-chinois d’études sinologiques de Pékin lancé en 1936, officialisé en 1941, largement ouvert sur l’anthropologie, les arts et la littérature, où vient se former une nouvelle génération de sinologues en étroite collaboration avec les meilleurs universitaires chinois, jusqu’à sa fermeture en 1953 sur ordre du gouvernement de la Chine populaire. Une étape différente s’engage alors dans la relation française à la Chine.
Légende de l'illustration : Vaiśravaṇa.