L’œuvre complète du poète (Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. Bertrand Marchal, t.1 et t.2, 1998) et sa Correspondance (Correspondance, 1854-1898, édition établie, présentée et annotée par B. Marchal, Paris, Gallimard, 2019) ne présentent que de rares références à l’Inde. Pourtant, à la fin du XVIIIe siècle, l’étude des grammaires et des lexiques sanskrits, en révélant la régularité des correspondances phonologiques entre les langues indo-européennes, permet l’essor de la linguistique comparative que Mallarmé étudie et qui contribuera, semble-t-il, à l’avènement de sa poétique.
Les références à l'Inde dans l'oeuvre de Mallarmé
En cédant «l’initiative aux mots [..] par le heurt de leurs inégalité mobilisés » (« Crise de Vers », Divagations, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1897) Mallarmé crée comme « une langue dans la langue », pour reprendre l’expression de Jacques Scherer (Grammaire de Mallarmé, Paris, Nizet, 1977) dont la visée est « l’évocation du sens » (« Le Mystère dans les Lettres », Divagations, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1897). Si l’utilisation de motifs ou de termes retranscrits du sanskrit permet de renforcer cette poétique visant à créer de l’étrangeté dans la langue, ces derniers ne sont présents, chez Mallarmé, que dans des ouvrages relevant de commandes privées ou d’adaptation, dont le thème est déjà choisi :
- les Dieux antiques, « ouvrage pédagogique », de l’aveu de l’auteur dans sa Lettre à Verlaine du 16 novembre 1885, et « libre adaptation » et de l’ouvrage de R.W Cox, A mythology under the forms of questions and answers;
- le poème-hommage à Vasco de Gama, « Outre une Inde splendide et trouble… »;
- un sonnet perdu intitulé « Inde » ;
- les Contes indiens, récriture, à la demande de Méry Laurent, des Contes et Légendes de l’Inde ancienne de Mary Summer (Paris, Ernest Leroux, 1878) et publiés à la mort du poète (Paris, L. Carteret, 1927).
Connaissance de la littérature indienne
Ce refus d’insérer des thèmes, des motifs ou des mots sanskrits est d’autant plus troublant que le poète connaissait la littérature indienne. En effet, sa Correspondance révèle sa lecture d’une Histoire de la littérature hindoue (Paris, Charpentier, 1888) et du Livre du Néant (Paris, A. Lemerre, 1872) écrits par son ami Henri Cazalis. Dans sa lettre du 15 mars 1893 au Docteur Fournier, commanditaire des Contes indiens, Mallarmé évoque, au sujet de Nala et Damayantî, récit enchâssé dans l’épopée du Mahābhārata, le « souvenir de l’original » qui lui « en imposa ». Mallarmé a ainsi probablement eu accès à la traduction de Hippolyte Fauche dans Une Tétrade (Paris, A. Durand, 1862), à celle d’Emile Burnouf : Nâla, épisode du Mahābhārata (Nancy, Grimblot et Raybois, 1859) ou à la traduction anglaise de Wilkins de 1820. En outre, l’examen de sa bibliothèque, conservée au Musée Départemental à Vulaines-sur-Seine, confirme sa réception, au moins partielle, de la littérature indienne : le premier chapitre de La Bible de l’Humanité de Jules Michelet traite du Râmâyana ; la préface aux Tales from the Arabic of the Breslau and Calcutta de John Payne comporte des références aux philosophies indiennes, au développement du sanskrit et aux traductions de Louis Mathieu Langlès ; le Bouddha de Hartmann relate la vie du Saint ; et la Notice des Nuits Persanes d’Armand Renaud évoque les œuvres et traductions de Garcin de Tassy.
Alors qu’aucune œuvre directement traduite du sanskrit n’est présente dans sa bibliothèque et que ses écrits ne révèlent aucun intérêt pour la littérature indienne, sauf pour Nala et Damayantî, le poète valorise toutefois les traductions de l’arabe et du chinois. Il loue, dans une lettre non datée adressée à John Payne, ses choix typographiques et sa transcription de l’arabe dans les Tales from the Arabic of the Breslau and Calcutta (London, Villon Society, 1884) ; la traduction du chinois des Poèmes de Chine d’Emile Blémont, dont la qualité de "pureté" est pour lui la marque de "l'exotisme", (lettre à Blémont du 2 mars 1887), et salue, dans sa lettre du 3 avril 1870 à Armand Renaud, l’insertion de motifs orientaux au sein du "vers français et connu" dans ses Nuits persanes. Mallarmé admire donc ce qui, dans ces traductions, dénote un Ailleurs ou exhale un parfum d’étrangeté, qu’il associe à de l’exotisme.
L’effet d’étrangeté des langues anciennes
Cet intérêt se retrouve dans sa « Note sur la transcription des noms des dieux antiques » dans les Dieux antiques (Paris, Rothschild, 1880) qui constitueraient, avec Les mots anglais, d’après Bertrand Marchal (La religion de Mallarmé, Paris, José Corti, 1888), la somme des connaissances du poète en grammaire et mythologie comparées. En effet, son intérêt pour la « Grammaire comparée des langues indo-européennes comprenant le sanskrit, le zend, l’arménien, le grec, le latin… » de Bopp traduite en français par Bréal (Paris, Imprimerie impériale, 1866) l’amène à considérer le langage poétique comme un renouvellement permanent des signifiés et le développement des langues naturelles comme résultant d’une transformation des phonèmes. En cherchant à intégrer les noms antiques non traduits dans la langue française, Mallarmé développe cette théorie en considérant qu’il faut les retranscrire sans « dérouter l’ouïe » tout en gardant la « saveur des parlers exotiques», ou les laisser non-traduits s’ils sont déjà connus dans la langue. L’enjeu semble être de créer de l’étrangeté sonore dans le cours de la langue. C’est pourquoi dans les Contes indiens, Mallarmé insère des noms sanskrits en les retranscrivant phonétiquement en français. Sans note de bas de page, ces purs signifiants créent à la fois une étrangeté sonore tout en étant retranscrits selon les normes de la langue française, donc intégrés à elle.
Par conséquent, la traduction ou la transcription des noms des langues anciennes dans la langue française, permettrait de recréer le processus de développement des langues naturelles. Appliqué à sa poétique, cet usage des signifiants permettrait le « Mystère » ou « l’évocation du sens ». Ainsi, il semblerait que sa réception de la littérature indienne se soit essentiellement réalisée, moins par l’intégration de motifs, de thèmes littéraires, ou de termes retranscrits du sanskrit, que par l’apport de la grammaire et de la mythologie comparées, lui permettant de créer comme une langue étrangère dans la langue française, sans connaître le sanskrit.
Publié en septembre 2024