Dans la longue histoire de la réception de la littérature indienne en France au XIXe siècle, Nerval demeure comme le traducteur, avec Joseph Méry, de la première pièce indienne donnée sur une scène française.
Le Chariot d’enfant (1850) s’inspire d’un prakaraṇa, une comédie de mœurs intitulée Mṛcchakaṭikā, « Le Petit Chariot de terre cuite » qu’a fait connaître la traduction par Alexandre Langlois, en 1828, des Select Specimens of the Theatre of the Hindus d’Horace Hayman Wilson parus en 1827 à Calcutta. Dès 1835 Nerval en prenait acte dans sa revue théâtrale Le Monde dramatique : trois articles anonymes, le 6, 10 juin et 10 octobre se consacrent au « Mrichchkati ou Chariot d’enfant », premier des Chefs-d’œuvre du théâtre indien.
On a parfois souligné ce qu’il y a de paradoxal à voir l’amateur d’occultisme qu’est Nerval se fixer sur une Inde profane, politique et satirique, bien qu’il soit difficile de faire la part du rôle joué par Méry, auteur en 1843-1847 d’une trilogie romanesque indienne à succès. Dans la pièce comme dans l’œuvre du poète, l’Inde reste une référence orientaliste vague et un chapelet de noms exotiques, tels « Bénarès », « Patani » et « Mahdéwa » dans le très syncrétique poème « Erythréa ». Mais Nerval, comme Gautier, s’était passionné pour la troupe de bayadères venue à Paris en 1838 et il cite « Typoo », le sultan de Mysore mort en 1799 dans « À Madame Ida Dumas » : l’Inde pour lui ne se réduit pas à une rêverie sur l’origine.
« Traduit » par Méry et Nerval, Le Chariot d’enfant, en cinq actes et en alexandrins, opère une véritable transplantation dans le système dramatique français de l’histoire d’amour, en dix actes, de la courtisane Vasantasenā et de Cārudatta, le vertueux négociant ruiné par sa générosité, histoire dont le pathétique croît de la mise en péril du dharma, l’ordre juste, dans le royaume. Reconfiguré en « ancien ministre », serviteur de l’État dévoué corps et âme à la nation, Tcharoudata devient le porte-voix d’une critique de l’abus royal qui débouche, à l’acte IV dans la bouche de Vasantazena, sur un véritable réquisitoire contre la royauté : « Vante-toi du hasard qui te fit ta couronne ! / La gloire ! ... c’est l’éclat que la vertu nous donne. / La richesse ! ... au regard des plus nobles esprits, / Est cette dignité qui tient l’or en mépris. / La force ! ... c’est l’amour aux sympathiques flammes / Qui sans toucher le corps attire à nous les âmes » (v. 1148-1153). Ces accents républicains ne passèrent pas inaperçus : le théâtre de l’Odéon fut fermé après la dix-huitième représentation du Chariot d’enfant, et son directeur, Pierre Bocage, destitué.
Redessiné par ses auteurs sur le modèle du théâtre classique français, l’objet livré aux spectateurs de 1850 se trouvait à contre-courant de l’engouement premier pour le théâtre sanskrit et sa poétique originale, maintes fois rapprochée, depuis sa découverte à la fin du XVIIIe siècle, de Shakespeare et de l’esthétique romantique. Tenant à la fois du pastiche et de la chimère – terme nervalien s’il en est –, comme si l’antique pièce indienne avait rendu possible le rêve nervalien d’une tragédie moderne, Le Chariot d’enfant est une œuvre de passant plutôt que de passeur, dont l’inspiration se voit formulée dans la pièce par le personnage du passant inventé par les adaptateurs : « Je ne suis rien. Partout je trouve mon domaine ; / Et l’Inde n’appartient qu’à moi… » (v. 401)
Publié en janvier 2023