Rabindranath se fait un prénom au Bengale comme écrivain et essayiste engagé ayant fait de l’éducation et de la libre pensée ses priorités. En juin 1912, renonçant à utiliser des lettres qu’Alexandra David-Neel a rédigées pour lui faciliter l’approche d’éditeurs français, il débarque à Londres où il rencontre plusieurs sommités littéraires. W.B. Yeats, notamment, l’aide à acquérir une notoriété inédite pour un poète indien en révisant ses traductions anglaises du Gitanjali et en publiant certaines dans le Times. Présent à Londres, Saint-John Perse les parcourt, va trouver Tagore et lui conseille André Gide comme traducteur. Gide, avec l’aide de Valéry Larbaud, le devient au détriment de Jean-H. de Rosen et d’Henry-D. Davray, les premiers à traduire et présenter Tagore en France dans la Revue des revues et au Mercure de France. Le 13 novembre 1913, de retour au Bengale après une tournée aux États-Unis où il fit sensation, Tagore apprend qu’il est lauréat du prix Nobel. L’Offrande lyrique, traduite et préfacée par Gide, est publiée dans La NRF.
La guerre enraye un processus prometteur de traductions-publications et un intérêt pour le poète et ce qu’il promeut : l’harmonie entre Orient et Occident. Passant par l’anglais, les traductions françaises sont souvent tardives et décevantes. En France, longtemps l’image de Tagore se limite à celle d’un poète mystique, romantique et apolitique. Ses attaques contre l’orthodoxie et l’impérialisme et ses appels en faveur de réformes sociales sont méconnus. Manquant de repères biographiques, marqués par les préjugés sur l’Inde, ses lecteurs se contentent de sources secondaires et de présentations partisanes pour interpréter une œuvre incomplètement et inégalement traduite. Tagore voyage beaucoup. Sans être toutes publiés, ses conférences internationales sont commentées non sans perplexité ou défiance. Commentateurs et lecteurs sont désorientés par une vision du monde qui contraste avec l’eurocentrisme et le nationalisme dominants. Tagore est moins présenté comme libre-penseur que maître à penser. Ses propos, décontextualisés, peuvent servir à défendre des causes éloignées des siennes. Mais il fédère aussi ceux, chrétiens ou athées, qui ont foi en un avenir différent. Chez lui, l’utopie domine sur les idéologies, l’universalité sur les nationalismes.
Un autre homme, français, se situe au-dessus de la mêlée : Roman Rolland. Attentif à la montée de l’indépendantisme en Inde et impressionné par le courage dont Tagore a fait preuve au Japon en y dénonçant le nationalisme et l’impérialisme, il lui demande de signer la Déclaration d’Indépendance de l’Esprit à paraître dans L’Humanité le 26 juin 1919. Jean Guéhenno, le 1er septembre, dans La Revue de Paris, pose Tagore comme le chef de file d’une pensée syncrétiste qui rappelle aux Hommes leur devoir d’œuvrer de concert et en phase avec la nature. Si la France devient réceptive, l’Angleterre l’est moins qu’en 1913 : quand Tagore y retourne en 1920, ses anciens amis prennent leurs distances, divisés sur sa décision d’avoir renoncé à son titre de chevalier suite au massacre d’Amritsar pour signifier l’exaspération de son peuple contre la violence des autorités et l’impunité des officiers britanniques. Concurremment, en Inde on lui reproche ses liens avec les Anglais et ses reproches à l’égard de Gandhi, qu’il accuse d’encourager le nationalisme aveugle et la grégarité.
Au lieu de se rendre en Suède, le 6 août 1920, Tagore gagne la France. Il est surpris d’y trouver des individus réceptifs à son projet d’université internationale à Santiniketan. Lors de ses semaines passées à Boulogne-sur-Seine chez Albert Kahn, lui rendent visite Andrée et Suzanne Karpelès, l’indologue Sylvain Lévi, l’économiste Charles Rist, la poétesse Anna de Noailles, Rolland, Gide et Henri Bergson. Bien qu’ému par sa visite des champs de bataille en Champagne, il part rassuré pour les États-Unis en octobre. Il retrouve Paris en avril 1921. Il s’entretient avec Rolland et le biologiste Patrick Geddes, et donne une conférence sur les Bauls au Musée Guimet. Il est ensuite reçu par Lévi à l’Université de Strasbourg, avant de gagner la Suisse et l’Allemagne, où il est reçu comme un prince. En témoigne son retour à Strasbourg en juin, sur fond de ferveur populaire, France et Allemagne rivalisent pour le récupérer. A son insu, il devient un outil de propagande. Preuve qu’il y marque les esprits, une jeune admiratrice lui écrit en mars 1922 : Marguerite Yourcenar.
Tagore continue à accepter les invitations. En 1924, après une escale chez Kahn, il part pour le Pérou. Tombé malade à bord, il débarque à Buenos Aires. Victoria Ocampo l’accueille, lui lit Les Fleurs du Mal et tente de lui enseigner le français. En 1926, il est reçu en grande pompe en Italie par Mussolini. En Suisse, Romain Rolland et Georges Duhamel peinent à lui prouver qu’il a été victime de manipulation. Il dénonce alors le fascisme via une lettre publiée dans le Manchester Guardian. Plusieurs intellectuels, dont Jacques Mesnil, s’interrogent sur sa naïveté.
Depuis 1924, sans s’arrêter d’écrire, d’œuvrer socialement et de voyager, Tagore s’adonne à la peinture. En mars 1930, chez Kahn, à Cap-Martin, il présente ses toiles à Mathurin Méheut et au critique Henri Bidou. À la hâte, à Paris, Victoria Ocampo, Georges-Henri Rivière et André Lhote montent pour lui une exposition à la galerie Pigalle. Anna de Noailles en préface le catalogue. Jean Cassou, Francis de Croisset, Paul Valéry et Gide comptent parmi ses visiteurs. Tagore profite de son séjour parisien pour s’entretenir avec l’abbé Henri Bremond, Lévi et la communauté indienne de Paris. Ses peintures seront ensuite exposées en Europe, aux États-Unis et en Inde. Avant de se rendre en Russie, Tagore séjourne une dernière fois en Suisse pour s’entretenir avec Rolland.
Suite au décès de Tagore, les manifestations organisées en France en son honneur ont permis de rappeler la place qu’il continue d’occuper en Inde, au Bangladesh et dans le monde en tant que poète, auteur engagé et penseur social. Avec le recul, on voit combien ses romans (Gora, La Maison et le Monde) et ses essais (La Religion de l’homme, Vers l’Homme universel), traitant d’espérance, de tolérance, de liberté, d’éducation et d’écologie restent d’actualité.
Publié en novembre 2024