De la diffusion à la traduction - Les traductions du sanskrit au XIXe siècle - La diversification des XXe-XXIe siècles et ses limites.
De la diffusion à la traduction
Depuis le Moyen Âge contes et recueils de contes indiens ont circulé en Europe via des versions persanes, mais cette littérature, fruit de traductions successives, n’était pas véritablement identifiée comme indienne. Les traducteurs du Livre des lumières ou La Conduite des Roys, composé par le sage Pilpay indien (1644), Gilbert Gaulmin et le Persan David Sahid, savent que l’original du texte persan qu’ils donnent à lire est indien, mais ils n’en connaissent ni le nom ni la « langue indienne ». Les premiers textes traduits à proprement parler sont des stances de Bhartṛhari, adaptées du sanskrit en portugais par un brahmane indien et insérées dans l’ouvrage du missionnaire hollandais Abraham Rogerius, De Open-Deure tot het verborgen Heydendom (1651), retraduit en français par Thomas La Grue sous le titre Le théâtre de l’idolâtrie. La porte ouverte pour parvenir à la connaissance du paganisme caché (1670). Dès le XVIIe siècle en effet les missionnaires connaissent nombre de langues indiennes, dont le sanskrit – en 1730 Costantino Beschi réalise une traduction latine du Tirukkuṟaḷ tamoul – , mais ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle que les littératures indiennes, et d’abord la littérature sanskrite, commencent à être traduites en nombre dans les langues modernes européennes. Les traductions publiées alors sont de natures diverses : au moment même où l’orientalisme britannique prend son essor en se focalisant sur le sanskrit, paraissent des traductions signées par des militaires ou des voyageurs, faites souvent sur des versions marginales des textes, et avec l’aide d’intermédiaires indiens passés sous silence : Bagavadam ou Doctrine divine, Ouvrage Indien, Canonique (Paris, 1788) du naturaliste Charles Foucher d’Obsonville constitue ainsi la première traduction européenne, sur une version tamoule, du Bhāgavata Purāṇa, par un Pondichérien converti, Maridas Poullé, dont le nom n’apparaît pas.
Les traductions du sanskrit au XIXe siècle
La première traduction réalisée par un Français dans un but savant est celle des Upaniṣad par Anquetil-Duperron : Oupnek’hat, id est, Secretum tegendum…, en 1801-1802. Mais elle est en latin – auquel l’orientaliste est revenu après quelques essais de traduction en français en 1786-1787 – et se fonde sur une version persane. Anquetil-Duperron souligne cependant la rupture que constitue le passage des connaissances collectées par les voyageurs à celles que permet la connaissance des langues : « Le seul moyen de connaître la vérité est de bien apprendre les langues, de traduire soi-même les ouvrages fondamentaux, et de conférer ensuite avec les savants du pays sur les matières qui y sont traitées, le livre en main. »
Le programme annoncé par Anquetil-Duperron est en fait engagé depuis une quinzaine d’années par les fonctionnaires coloniaux britanniques : ayant appris le sanskrit pour être en mesure d’administrer le Raj, ils se mettent à traduire massivement en anglais la littérature. Aussi est-ce par l’intermédiaire de l’anglais que paraît en français la première traduction d’un texte sanskrit, la Bhagavad-Gītā*, sous le titre de Bhaguat-Geeta, ou Dialogues de Kreeshna et d’Arjoon (1787) : œuvre de l’abbé J.-P. Parraud, elle suit de trois ans la traduction anglaise de Charles Wilkins. Mais il faut attendre 1803 pour que soit publiée une traduction française de la fameuse traduction anglaise de Śakuntalā par William Jones parue en 1789 ; et encore onze ans pour qu’Antoine-Léonard Chézy signe, en 1814, la première traduction française faite directement du sanskrit, Yadjnadatta-badha, ou La mort d’Yadjanadatta, extrait du Ramayana, avant la parution de sa propre traduction de la pièce de Kālidāsa, seize ans plus tard, sous le titre La Reconnaissance de Sacountala.
Si on compare à ce qui se passe en Angleterre, mais aussi en Allemagne où la Śakuntalā de Jones est traduite dès 1791 par Georg Forster et connaît un grand succès, la naissance de la littérature sanskrite en français est donc lente et tardive – on attribue en général ce retard au contexte peu favorable de la Révolution et de l’Empire. Autour de 1830 cependant s’ouvre une période très riche en traductions. La fondation de la Société asiatique en 1822 donne une première impulsion : son organe, le Journal asiatique, joue un rôle important dans la diffusion des premières traductions du sanskrit par Chézy, Alexandre Langlois ou le jeune Eugène Burnouf. Les textes qui sont alors privilégiés sont des textes poétiques brefs, pièces lyriques, fables ou contes, épisodes des épopées qui sont lus et appréciés au-delà des cercles savants. Mais, à mesure que le savoir sur l’Inde s’institutionnalise, s’amenuise cette réception par le grand public. Chézy, premier titulaire de la chaire de langue et littérature sanskrites fondée au Collège de France en 1814, est attaqué et traité de « fleuriste » par la jeune génération de sanskritistes, plus compétente et plus rigoureuse, formée à la philologie nouvelle venue d’Allemagne (tel Eugène Burnouf), qui n’imagine plus traduire via l’anglais et qui, surtout, va concentrer son intérêt sur les textes religieux, les Vedas notamment, lesquels ne sont que peu traduits.
Aussi le bilan à la fin du XIXe siècle est-il paradoxal. Les mêmes textes sont traduits et retraduits, principalement du théâtre, sanskrit et prakrit, avec un auteur de prédilection, Kālidāsa : les seules littératures vernaculaires connues sont la littérature classique tamoule en raison des établissements français dans le Sud de l’Inde, et la littérature hindoustanie grâce à Garcin de Tassy ; la littérature indienne moderne en train de se développer dans une interaction avec la littérature européenne reste ignorée. Pourtant, cette réception très partielle a marqué tout le XIXe siècle, en France comme hors de France : Śakuntalā inspire des écrivains aussi variés que Gautier, Hugo, Michelet, Leconte de Lisle, Lahor, Apollinaire, et des artistes telle la sculptrice Camille Claudel. Dans la seconde moitié du siècle, le théâtre sanskrit est traduit pour la scène : en 1850 Nerval et Méry adaptent Le Chariot de terre cuite de Śūdraka pour le Théâtre de l’Odéon sous le titre Le Chariot d’enfant ; en 1895 L’Anneau de Çakuntalâ que Lugné-Poe donne dans une traduction en prose d’André-Ferdinand Hérold connaît un grand succès.
La diversification des XXe-XXIe siècles et ses limites
Le XXe siècle se caractérise par une reconfiguration du champ des littératures traduites. La littérature classique indienne ne suscite plus le même engouement : la collection Émile-Sénart fondée aux Belles-Lettres dans les années 1930 ne compte que quelques titres. Il faut attendre le tournant du XXIe siècle pour voir paraître trois volumes indiens dans la Bibliothèque de la Pléiade : l’Océan des rivières de contes (1997), le grand recueil de Somadeva resté inédit en français, le Rāmāyaṇa (1999) de Valmiki dans une traduction nouvelle et une anthologie de pièces dans le Théâtre de l’Inde ancienne (2006), renouvelant et complétant les traductions du XIXe siècle. En revanche les textes religieux, bouddhistes notamment dans la continuité des travaux de la seconde moitié du XXe siècle, mais aussi tantriques et jaïna, font régulièrement l’objet de publications dans des collections grand public dédiées à la spiritualité.
Mais ce sont surtout les littératures vernaculaires de l’Inde qui commencent à être traduites. L’attribution du prix Nobel de littérature à Tagore en 1913 pour un recueil auto-traduit en anglais – et retraduit en français par André Gide – a joué ici un rôle déterminant, même si ce premier prix attribué à un auteur non occidental a moins attiré l’attention dans un premier temps sur la création indienne contemporaine que sur la littérature dévotionnelle médiévale dont Tagore, qui s’en veut l’héritier, propose des traductions, retraduites en français (Poèmes de Kabir). La collection « Connaissance de l’Orient » conçue par Étiemble en 1956 dans le cadre de la collection Unesco « d’œuvres représentatives » a joué un rôle décisif dans cette ouverture, en accueillant aussi bien la littérature moderne – Tagore traduit directement du bengali, Bankim Chandra Chatterji, Jainendra Kumar – qu’ancienne et médiévale, en sanskrit (Pañcatantra), tamoul (Le Roman de l’anneau), braj (Sūrdās) ou persan (Le Livre d’Humâyûn). À partir des années 1980-1990, un nouvel engouement pour la littérature indienne se produit à la suite du succès des Enfants de minuit de Salman Rushdie qui donne une remarquable impulsion à une littérature anglophone mondialisée, rapidement traduite en français selon les circuits des foires et marchés du livre. La littérature indienne en langue française au XXe siècle est ainsi plus diverse, mais non moins focalisée qu’au XIXe siècle : si la publication de travaux savants permet la diffusion – limitée – de traductions variées (du vieil hindi, du goujarati, du télougou, etc.), la littérature contemporaine, traduite enfin (de l’anglais, du bengali, du hindi, du tamoul et du malayalam principalement, en fonction des compétences de traducteurs et souvent à leur initiative), se trouve bien souvent réduite, dans sa diffusion et sa notoriété, à sa part anglophone – et diasporique –, qui s’identifie dans une large mesure avec ce qu’on appelle la littérature mondiale.
Publié en janvier 2023