L’Inde suscite chez Hugo une vive aversion en même temps que le sentiment inavouable d’une affinité secrète.
« Quelle ombre que cette Allemagne ! C’est l’Inde de l’Occident », écrit Victor Hugo dans William Shakespeare (1864), tout en ajoutant à propos de Beethoven, « le grand Allemand », que « ce sourd entendait l’infini ». Le rôle répulsif donné à l’Inde dans un essai sous le signe de la démesure et de l’exubérance a de quoi surprendre, mais il n’est pas nouveau : l’Inde suscite chez Hugo une vive aversion en même temps que le sentiment inavouable d’une affinité secrète.
Le pays est conçu par lui comme un immense sépulcre : c’est par l’association de « Puits de l’Inde ! » et de « tombeaux ! » que s’ouvrait, dans Les Rayons et les Ombres (1840), le poème du même nom (« Puits de l’Inde »). La littérature indienne, quant à elle, apparaît à Hugo inhumaine. Quand, à la demande de son éditeur Lacroix, l’écrivain ajoute dans William Shakespeare quelques pages sur l’épopée indienne, il déclare : « Les poèmes de l’Inde […] ont l’ampleur sinistre du possible rêvé par la démence ou raconté par le songe. Ces œuvres semblent avoir été faites en commun avec des êtres auxquels la terre n’est plus habituée. » Reprenant l’image médiévale d’un Inde tératologique, Hugo construit une Inde obscure, anonyme, superstitieuse, difforme, voire informe dont les productions littéraires sont « étendues de poésie plutôt que poèmes ».
Ainsi tenue à distance, l’Inde est peu présente dans l’œuvre hugolienne. Quelques mentions, issues de la lecture de voyageurs (Jacquemont, Pavie) et de vulgarisateurs (Eckstein, Barthélemy Saint-Hilaire, Pauthier), se trouvent dans les romans : les « Marouts », dieux du vent, passent dans les Travailleurs de la mer ; les « cheylas », ou « disciples » – chela – sont confondus avec des voleurs d’enfants dans L’Homme qui rit.
La Nouvelle Série de La Légende des siècles (1877) présente, en revanche, un long poème écrit en 1870, « Suprématie », qui est la réécriture presque littérale d’un passage narratif de la Kena Upaniṣad que Victor Hugo a lue dans la version qu’en donnent Les Livres sacrés de l’Orient (1847) de G. Pauthier. Les Upaniṣad sont des textes spéculatifs composés en prolongement des Veda entre le VIe et le IIIe siècle avant notre ère : une telle source se distingue nettement des mythologies anciennes que le poète entreprend dans La Légende des siècles de démystifier. Loin de reconnaître cependant une conception apophatique de l’absolu peu différente de la sienne, Hugo mythologise sa source dans cet unique poème « indien », transformant la démonstration de l’insaisissabilité ontologique du brahman en un affrontement divin réel, une lutte pour la suprématie du type de celle qui oppose dans la mythologie grecque les géants et les dieux. S’écartant de l’approche spéculative de l’absolu par le divin mise en œuvre dans l’Upaniṣad où la divinité n’est pas principe suprême, Hugo introduit une tension majeure en faisant d’Indra, dieu souverain des Veda, le protagoniste du récit, qui dispute à « l’apparition » certains des attributs de Dieu. Devenu étranger au poète autant qu’à lui-même, le poème vient ainsi cristalliser les contradictions de l’écrivain, hanté par l’écriture – ou la réécriture – d’un mythe de Dieu.
Publié en janvier 2023