Kathā, contes édifiants

"Ce que désigne le terme indien kathā "histoire", commun à de nombreuses langues indiennes, est, en réalité, très divers et englobant. Le narratif est, sous toutes sortes d'avatars, une composante fondamentale reconnue de l'enseignement dans toutes les traditions indiennes, religieuses ou profanes, qui trouve son expression dans toutes les langues utilisées en Asie du sud, depuis le sanskrit jusqu'aux langues modernes, qu'elles soient indo-aryennes, dravidiennes ou munda."

L'Inde passe pour le pays des contes, et à la fin du XIXe siècle certains ont défendu avec énergie l'origine indienne des contes populaires européens. Ce que désigne le terme indien kathā "histoire", commun à de nombreuses langues indiennes, est, en réalité, très divers et englobant. Le narratif est, sous toutes sortes d'avatars, une composante fondamentale reconnue de l'enseignement dans toutes les traditions indiennes, religieuses ou profanes, qui trouve son expression dans toutes les langues utilisées en Asie du sud, depuis le sanskrit jusqu'aux langues modernes, qu'elles soient indo-aryennes, dravidiennes ou munda. Le récit, qu'on l'appelle conte, fable, histoire ou légende (carita) est relaté seul au cours de sessions orales, inséré dans des commentaires savants ou inclus dans des recueils thématiques édifiants destinés à encourager le public à telle ou telle pratique bénéfique —charité, héroïsme, observance spécifique du calendrier religieux (les vratakathā) — ou à illustrer le processus du karma et des renaissances, etc. On trouve des kathā sur tous les sujets, pour tous les publics et pour tous les goûts. La dimension édifiante, quand elle existe, ne doit pas faire négliger l'aspiration au divertissement, l'humour ou l'ironie d'histoires qui sont loin d'être toujours "morales" et jouent aussi sur tous les ressorts humains pour créer des univers réalistes, fantaisistes, ou picaresques car il n'y a pas de limites aux registres et aux tonalités. Les dimensions des textes sont extrêmement variables. Néanmoins, la construction en forme de récit-cadre ou récits à tiroirs est une caractéristique récurrente de nombreuses œuvres : soit le narrateur est un personnage unique qui, de jour en jour, raconte une nouvelle histoire à un autre pour le retenir, le mettre à l'épreuve..., soit plusieurs narrateurs cherchent à argumenter par le biais d'histoires qu'ils relatent tour à tour.

Plusieurs ensembles narratifs ont pour version la plus ancienne un texte en sanskrit. Les exemples les plus connus sont : les collections du Pañcatantra et du Hitopadeśa, qui ont beaucoup de matière en commun et ont très tôt attiré l'attention des chercheurs (Langlès 1790), les Vingt-cinq contes du vampire, les Trente-deux histoires du trône, ou les Soixante-dix contes du perroquet. Mais la version sanskrite est loin d'être unique : les histoires sont sans cesse re-dites (retellings) et réécrites. La multiplicité des versions et des langues est une constante du narratif indien, du hindi au bengali en passant par le gujarati, le tamoul, etc. Plusieurs de ces collections ont connu une diffusion quasi-mondiale en direction de l'Asie, ou du monde arabo-persan puis du monde occidental. Le Pañcatantra du brahmane tamoul Pidpai est, indirectement ou non, à l'origine des fables de La Fontaine ; d'autres versions nourrissent le Kalila wa Dimna arabe, tandis que la Śukasaptati se trouve réincarnée dans le Tūṭī-nāma (Livre du perroquet persan, manuscrit Smith-Lesouëf 226).  

Un cycle narratif important, qui puise à tous les courants disponibles et confirme l'absence d'étanchéité entre traditions écrites et traditions orales du riche folklore indien, est celui des représentants parvenus jusqu'à nous de La Grande histoire (Bṛhakathā de Guṇāḍhya), elle-même perdue, qu'ils aient été produits au Cachemire en sanskrit (ex. L'Océan des rivières de contes, Kathāsaritsāgara, de Somadeva, XIe siècle), ou au sud de l'Inde en tamoul (Peruṅkatai). Dans le monde bouddhique, le genre des Jātaka, récits des vies antérieures du Bouddha, a circulé en de multiples langues (pali, sanskrit, cinghalais, langues d'Asie centrale et d'Asie du sud-est) et dans de multiples pays. Sauf dans les configurations rarissimes où on a affaire à des traductions revendiquant explicitement un original comme base, les voies de la diffusion sont complexes car plusieurs textes peuvent s'entremêler. Le narratif indien offre donc un vaste terrain au phénomène de la réécriture et à l'analyse comparative aussi bien que structurale.

 

Rédigé en janvier 2023

Contes et légendes