En 1849, Armand Gallois-Montbrun, indianiste amateur et administrateur des Établissements français de l'Inde relatait la découverte, faite par lui trois ans plus tôt dans la demeure ancestrale du courtier indien de Dupleix, du fameux journal d'Ananda Ranga Pillai. Selon lui, ce dernier n'aurait été ni plus ni moins que « le confident » et même « l'inspirateur » de la politique hégémonique du gouverneur de Pondichéry au milieu du XVIIIe siècle.
Les historiens de l'école coloniale, tel Edmont Gaudart au siècle dernier, se sont empressés d'attribuer ce jugement à un « enthousiasme bien légitime d'une découverte aussi sensationnelle ». Certes les treize volumes du journal en tamoul, dont copie fut versée à la Bibliothèque Nationale par l'indianiste Édouard Ariel, ne disent pas tout. Reste à savoir si le courtier indien se tait parfois car il n'est pas tenu informé des événements ou parce que certains sujets sont trop sensibles pour être mis par écrit, même au fil d'un journal.
Personne n'a cependant songé à diminuer l'importance du document. Il s'en dégage d'abord le portrait d'Ananda, né en 1709 à Madras, fils de Tirouvenga Pillai venu s'installer à Pondichéry vers 1710, sans doute attiré par ce comptoir en pleine expansion. On ne saurait d'ailleurs trop souligner l'importance des réseaux familiaux et religieux dans ce qui fait du courtier un courtier. De caste marchande, les Pillai, Ananda est apparenté au courtier de la Compagnie Nanyappa destitué en 1716 sous la pression des Jésuites qui lui reprochaient son hindouisme. A la mort du converti Pierre Canagaraya en 1746, cette triste affaire Nanyappa n'a pas empêché l'ascension d'Ananda, malgré l'hindouisme qu'il professait.
Pour l'expliquer, il faut faire intervenir le fait du prince, en l’occurrence celui de Joseph François Dupleix. Il est vrai que le choix d'un courtier de la Compagnie des Indes est crucial, davantage encore s'agissant d'Ananda qui devient ainsi le pendant indien du gouverneur : avant d'être courtier, il est dubash, celui qui parle deux langues, ce qui lui confère un statut privilégié. Son rôle s'étend bien sûr au commerce et à la finance, c'est à dire qu'il passe commande, distribue les avances, rassemble les marchandises de retour. Le titre de Mudaliar (les premiers) et « chef des noirs » lui assure une prééminence politique, veillant à la police de la ville noire et aux tribunaux. Enfin, Ananda est parfois désigné par le terme diwan, ce qui en fait le ministre de Dupleix et donc le représentant direct de sa politique diplomatique aux yeux des Indiens.
La remarque de Gallois-Montbrun n'est donc pas dénuée de sens. Nul dubash, dans les comptoirs, n'a atteint le degré d'importance qu'a acquis Ananda. Nul intermédiaire, à notre connaissance, n'a connu un tel degré de proximité avec un gouverneur européen. Enfin, lorsqu'il meurt en 1761 après avoir assisté à la disgrâce de Dupleix et au siège de la ville, nul avant lui n'avait écrit en langue tamoule à d'autres fins que religieuses.
Publié en mai 2023