La France en Inde au XVIIIe siècle

Lorsque Colbert crée la Compagnie française des Indes en 1664, il est certes question de statuts, de privilèges de commerce et de justice, de marine et de forces armées, mais assez peu d'une présence permanente aux Indes orientales, pourtant au cœur de la problématique : Portugais, Hollandais, Danois et Anglais y sont déjà installés et l'entreprise est conçue pour les concurrencer.

Car le défi est bien « d'être en Inde » et d'y constituer un réseau commercial en s'appuyant sur l'expérience de négociants ou de médecins, tel Jean-Baptiste Tavernier ou François Bernier, de quelques marins et transfuges stipendiés ; en bref de rares voyageurs qui ont, malgré leurs mérites, une vue partielle du pays. Auraient-ils imposé l'idée d'un Empire Moghol au faîte de sa puissance et bien disposé à l'égard du roi Très Chrétien ?

C'est probablement le cas, puisque les premiers pas se font en 1669 à Surate, au Nord-ouest de la péninsule. Sur le papier, rien de plus beau. Dans les faits, ce sont des intermédiaires que l'on n'a pas choisis, une simple maison de commerce (ou loge), des marchandises qui s’enchérissent et un port menacé par les Mahrattes.

La solution passe par un rapprochement avec les zones de production et la négociation de conditions favorables avec des pouvoirs locaux. Il faut surtout disposer de comptoirs, c'est-à-dire d'espaces plus grands, moins dépendants, pouvant se financer, se défendre et permettre la relâche des navires. C'est la raison de la présence de l'escadre de Perse en Mer d'Arabie en 1671, une mission compliquée par la guerre avec les Provinces-Unies et qui échoue à San Thomé, près de Madras.

De cet échec naît cependant le premier comptoir de la Compagnie en 1673. À 170 kilomètres au Sud de Madras, Pondichéry, qui produit les guinées bleues et blanches, sera le principal centre d'impulsion d'un vaste réseau commercial. Le premier effort porte sur le Bengale, véritable usine de l'Inde. Bourreau-Deslandes s'installe à Chandernagor en 1689 sur la rive droite de l'Hougly, afin d'y capter les flux de textiles précieux. Mahé est fondé en 1721 à la Côte Malabar pour y développer le commerce du poivre. Yanaon, ouvert en 1728, remplace la loge de Mazulipatnam et dirige le commerce des cotonnades peintes. Karikal, en 1739, malgré son activité textile, est une colonie rurale destinée à générer des revenus et à approvisionner les autres comptoirs.

La raison d'être de la France en Inde au XVIIIe siècle est donc commerciale par définition, mais elle constitue aussi un enjeu politique dans un contexte marqué par l'éclatement de l'Empire Moghol et l'hostilité des monarchies européennes. Mettre le pied en Inde, c'est d'ailleurs s'engager dans un engrenage dangereux : comptoirs et loges sont redevables aux princes indiens, qui comptent sur les Européens pour prendre partie dans leurs querelles. Inversement, la tentation est grande pour les premiers de soutenir le nabab qui leur paraîtra le plus favorable. C'est ainsi que Benoît Dumas fait l'acquisition de Karikal et c'est sans doute ainsi que le moment hégémonique de la France en Inde a pu avoir lieu.

Il faut rappeler ici que le gouverneur Joseph François Dupleix, à la faveur de la guerre de Succession d'Autriche, obtient le contrôle indirect d'un bon tiers de l'Inde et reçoit le titre de nabab. Volonté de développer le commerce, d'en écarter la concurrence, d'assurer sa propre sécurité dans un pays tumultueux, d'obtenir la reconnaissance dont manque la bourgeoisie en France ; une arrogance enfin de penser que Pondichéry serait non seulement capable de gagner une guerre contre les Britanniques mais encore de réorganiser l'Inde selon ses intérêts, telles sont les motivations à l’œuvre, alors même que la situation impose des décisions immédiates. Le rappel de Dupleix en 1754 doit montrer une fois pour toute que ni la Compagnie ni la Couronne n'ont l'intention de soutenir une politique de « grands établissements ».

Le traité Godeheu-Saunders clôt cette parenthèse tout en en préservant l'actif principal, le maintien des troupes de Bussy à Hyderabad auprès du Soubab du Deccan. Mais la guerre de Sept ans sonne le glas de la grande époque des comptoirs, ruinés au sens propre en 1761, dont le commerce s'étiole après 1765 et dont la Compagnie voit son privilège suspendu en 1773. Pourtant cette présence française montre une surprenante résilience face à la puissance de l'East India Company. Il y a indéniablement une volonté de rester en Inde dans l'espoir d'enrayer les progrès commerciaux et politiques des Anglais.

La France y conserve en effet des atouts. La compétition entre nababs, le danger que constituent pour eux désormais les Anglais, rendent nécessaire l'importation d'une révolution militaire souvent d'origine française. Ils recourent ainsi aux partis qui pullulent depuis 1760. Soldats réformés, évadés ou déserteurs, ces aventuriers qui se mettent au service des princes Indiens, tels Lallée ou Madec, jouent un rôle certain durant la guerre d'Indépendance des États-Unis. Autre élément d'influence, la forte présence des Jésuites français qui contribuent à l'acculturation des populations tout en diffusant la connaissance des traditions indiennes. Cet indianisme est ensuite sécularisé par des auteurs proches de la défunte Compagnie des Indes tel Anquetil-Duperron.

Il n'aura donc manqué qu'une décision ambitieuse, qui, si elle avait été prise, aurait changé non seulement la face de l'Inde, mais certainement aussi celle du monde.

 

Publié en septembre 2024