Quelles sources ? Quels Amérindiens ? Quel empire ?
Se saisir de l’histoire des Amérindiens de la Caraïbe et de Guyane dans l’empire colonial français constitue une double gageure, à la fois documentaire et historiographique, dont il ne faut pas être dupe.
Les récits de voyage, les relations missionnaires, les Histoires composent le noyau primitif du corpus. À cela, s’ajoutent après 1660 l’abondante correspondance qu’échangent, au rythme des rotations des navires, les gouverneurs, les intendants et autres administrateurs coloniaux avec le ministère de la Marine, puis celui des Colonies.
Ces formes narratives, exclusivement écrites par des protagonistes européens ou d’origine européenne, décrivent depuis l’extérieur, et au prisme d’un ethnocentrisme déformant, des populations de tradition strictement orale. Toutes témoignent, de façon plus ou moins évidente, de l’incapacité de leurs auteurs à comprendre les dynamiques culturelles et socio-politiques à l’œuvre dans la Grande Caraïbe amérindienne.
Les populations autochtones, souvent réduites à la langue pratiquée (karib, tupi-guarani, arawak) et la culture partagée (kalínago ou caraïbe insulaire, kali’na ou galibi, palikur, arawak ou lokono, wayana ou roucouyenne, wayãpi, teko ou émerillon, etc.), dessinent en réalité des chaînes de sociétés, agrégeant ou fractionnant les communautés locales en fonction de réseaux d’échanges — matrimoniaux, commerciaux, guerriers, etc. — vastes et articulés, des rives de l’Orénoque et de l’Amazone aux îles caraïbes.
Mais les contours de ces ensembles indigènes ne se trouvent pas davantage figés dans une intemporalité originelle, porteuse d’une prétendue indianité authentique. Bien que difficiles à circonscrire aujourd’hui, leurs fluctuations comme les recompositions forcées ou induites — migratoires, sociales, identitaires, économiques, etc. — par les bouleversements politiques, démographiques et culturels de la conquête européenne sont aussi considérables qu’inégales selon les lieux et les moments.
En outre, la nature coloniale des rapports politiques au cœur de l’empire ne se pose pas non plus dans les mêmes termes sous la Troisième République que dans le royaume de Louis XIII. Durant l’Ancien Régime, les territoires ultramarins passés sous l’autorité de la Couronne ne forment pas un espace de souveraineté soumis à l’autorité unificatrice d’un centre, tel que l’empire semble pouvoir se définir aux XIXe-XXe siècles. L’espace territorial et social en voie de colonisation aux XVIIe-XVIIIe siècles émerge plutôt de la conjonction d’interactions tant locales (groupes-individus) qu’atlantiques (métropole-colonie).
La souveraineté française sur la Grande Caraïbe — réelle sur les côtes, plus évanescente dans l’arrière-pays — amène ainsi souvent à des visions et des pratiques différentes avec et de la part des groupes autochtones.
« Sauvage », la fabrique d’un statut
La particularité des sociétés coloniales nées aux Amériques au cours de la période moderne réside dans la discrimination juridique et sociale de groupes statutaires, pensés et formalisés à partir de catégories et d’outils européens, au sein des populations mises en contact. Les individus y sont définis en termes de servitude et de liberté.
Dans cette fabrique du droit, la volonté d’assimilation des populations préexistantes à l’ordre colonial, les « Sauvages », est un aspect saillant de la politique impériale française, telle qu’elle se déploie en Amérique au XVIIe siècle. Les dispositions en ce sens sont régulièrement réitérées dans les actes d’établissement des compagnies de commerce qui se succèdent à partir des années 1620. Ce projet, nourri par un double universalisme — à la fois politique et religieux —, passe par une intégration juridique et culturelle des populations autochtones dans la société coloniale.
Ainsi, les Amérindiens christianisés et leur descendance obtiennent d’emblée le statut de sujet-naturel. Ils bénéficient par là même de droits au contraire des esclaves ou des étrangers soumis à des incapacités légales. Cette citoyenneté, dans le contexte américain où la conquête spirituelle a été érigée en argument de légitimation de l’entreprise colonial, s’appuie sur un critère religieux. La catholicité devient le facteur indépassable de la nature française outre-mer.
Mais l’optimisme civilisateur du projet français se heurte d’emblée aux réalités locales, à l’émergence d’une résistance autochtone sur fond de violences coloniales et de rivalités entre les puissances européennes. Concomitamment, le système impérial français mobilise donc des formes plus sobres et pragmatiques d’intégration politique : une diplomatie de l’accommodement et de la protection.
Les groupes indigènes, qu’ils soient évangélisés ou non, sont placés de fait sous la protection du roi sitôt que les représentants de ce dernier scellent des alliances et ratifient des traités avec eux. Cette expression plastique de la souveraineté, qui se manifeste dès le rituel de prise de possession et adopte la rhétorique de la scène diplomatique européenne, permet à la monarchie d’incorporer les Amérindiens — notamment aux marges de l’empire — autrement qu’à travers la voie de l’assujettissement.
Toute forme d’opposition peut alors être utilisée comme prétexte à une guerre juste de soumission, voire à la réduction en esclavage de certains groupes autochtones.
Des relations plurielles (1630-1790)
Dans la Grande Caraïbe, la colonisation française n’a été possible que grâce à l’hospitalité initiale des populations amérindiennes et, de façon générale, à diverses formes d’accommodation entre colons et autochtones.
À suivre les sources, on ne saurait en effet se limiter à la seule représentation — souvent hagiographique — des Français pourvoyeurs de technologies et de biens. Combien d’explorateurs perdus, de marins jetés à la côte, de colons affamés sont recueillis par des communautés indigènes ? Plus encore et au-delà des seules premières années, les Amérindiens permettent aux Français de s’approprier de nombreuses espèces végétales et animales, de s’accoutumer sur le long terme à la vie tropicale.
Dans le même temps, seuls les autochtones regroupés dans des institutions éducatives ou religieuses, d’une part, et les esclaves ou les serviteurs indigènes, d’autre part, vivent en permanence parmi les Français. Les groupes autonomes, sans être nomades, restent quant à eux aisément mobiles. Ceux qui résident à proximité des établissements coloniaux les fréquentent régulièrement pour des motifs de commerce, de sociabilité ou de diplomatie. Cette relative cohabitation transforme les communautés indigènes, à des rythmes plus ou moins marqués selon le degré d’éloignement réel et relationnel.
Dans l’intimité de l’alcôve, Français et Amérindiennes s’unissent aussi charnellement, participant ainsi du métissage de la société coloniale. Des mentions éparses dans les chroniques et quelques entrées dans les registres paroissiaux permettent d’en donner un aperçu. À l’échelle de l’empire, l’union des individus, davantage peut-être que l’alliance politique, est entendue comme une garantie de la présence française dans la région. Aussi les autorités coloniales sont-elles soucieuses, sinon de favoriser ces intermariages, du moins d’en tirer avantage. Lorsqu’au XVIIIe siècle les identités sont amenées à se réifier sous l’effet d’une racialisation des catégories sociales et juridiques, les groupes autochtones bénéficient d’un préjugé plutôt favorable, l’usage faisant disparaître aisément toute mention de couleur.
La violence n’est pas pour autant absente. Elle s’avère même déterminante dans l’imposition et le maintien de l’ordre colonial, mais l’intensité de son emploi fluctue selon les lieux et les circonstances. Aux phases de conquêtes territoriales d’une brutalité souvent extrême succèdent des périodes de visites amicales ponctuées, selon les us autochtones, d’échanges de présents. Certaines violences sont aussi plus incidieuses comme les tentatives de sédentarisation des communautés autochtones ou de fixation de leurs langues par l’écrit. Du côté indigène, la résistance de certains groupes face aux stratégies de domination française se révèle d’autant plus forte que la guerre amérindienne — en tant que processus de captation et d’incorporation cannibale de l’Autre — occupe une place centrale dans la reproduction des identités, des systèmes de valeurs et des principales figures de l’espace socio-politique indigène.
Aux premières heures de la colonisation, certains ensembles indigènes tentent d’ailleurs de faire des Français des alliés contre leurs ennemis autochtones. Mais, les colons savent aussi exploiter ces rivalités et les alliances préexistantes à leur installation pour s’imposer face aux autres nations européennes. Dès le milieu du XVIIe siècle, Français, Anglais, Hollandais et Portugais s’affrontent par groupes amérindiens interposés. Chaque puissance coloniale s’efforce alors d’exercer un contrôle sur les populations avec lesquelles elle est en contact afin de les attirer et de les maintenir dans sa sphère d’influence ou, du moins, de les empêcher d’entrer dans celle des nations concurrentes, isolant de fait un peu plus les communautés amérindiennes.
Les frontières ethniques entre les ensembles indigènes, jusqu’alors mobiles et ténues, se renforcent sous l’effet de la pression coloniale et précisent l’identité des populations que connaît l’histoire plus récente.
Dans les limbes de l’empire (1790-1945)
Au tournant du XIXe siècle, le panorama des populations autochtones de la Grande Caraïbe est sans commune mesure avec celui des siècles précédents.
Dans les Petites Antilles, les dernières années du XVIIIe siècle sont marquées par une série de conflits tout à la fois liés aux tensions sur la scène diplomatique européenne et à l’occupation britannique des anciennes îles neutres de Saint-Vincent et de la Dominique. Les groupes autochtones de ces deux îles, bien que soutenus par les Français contre les Anglais, voient leur territoire reculer après chaque tentative insurrectionnelle. Certains administrateurs français envisagent même un temps le transfert des Amérindiens de Saint-Vincent en Guyane. Mais au terme de la révolte de 1796, les populations indigènes restantes sont définitivement marginalisées par la colonisation britannique. Les Kalínago (ou Caraïbes) disparaissent en tant que corps social pour plus d’un siècle.
En Guyane, le devenir de la colonie n’est plus lié à celui des autochtones. Au Nord, les populations côtières (Palikur et Kali’na) — engagées de longue date dans des relations avec les Français, mais très affaiblies culturellement et numériquement — se replient sur elles-mêmes et survivent en marge de la société coloniale. Au centre et au sud, dans l’intérieur des terres, les groupes locaux plus indépendants forment des isolats totalement oubliés (Émerillon, Wayana, Wayãpi). Vers 1790, la grande migration wayãpi — venue du Brésil — agrège les fragments d’anciennes communautés du bassin de l’Oyapock (Way, Piriu, Norak, Kaikušiana), avant d’être elle-même fauchée par une série d’épidémies.
Les grandes expéditions de la fin du XIXe siècle, celles de Jules Crevaux (1877-1878) puis d’Henri Coudreau (1887-1891), ne changent rien au désintérêt de l’administration française pour ces populations autochtones de l’intérieur. La méconnaissance est telle que les Wayana et les Émerillons sont littéralement redécouverts par la mission Monteux-Richard en 1931, quand les Wayãpi le sont en 1939 par la mission Heckenroth. En 1930, la création du Territoire de l’Inini — une subdivision administrative englobant toute la Guyane à l’exception de la bande côtière — ne semble guère faire plus cas des groupes amérindiens.
Dans le Traité de la condition des indigènes en droit privé paru en 1927, les populations autochtones de Guyane sont juridiquement qualifiées d’« indigènes citoyens français ». Dans les faits, les dispositions relatives à leur citoyenneté ne sont pas pleinement appliquées, en partie à cause de la déconnexion du droit avec la réalité guyanaise. Les groupes autochtones conservent pour l’essentiel un statut personnel défini en référence au droit coutumier. Nourri de ces contradictions, le Territoire de l’Inini entérine pour quinze ans le clivage entre le modèle assimilationniste (littoral) et différentialiste (hinterland).
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Avec la départementalisation de la Guyane par la loi de 1946, l’ensemble de la population autochtone accède en principe à la citoyenneté légale. Mais, jusqu’à aujourd’hui, la pratique administrative comme l’affirmation de cette citoyenneté ne peuvent se concevoir qu’au travers d’espaces de négociation que rendent nécessaires l’histoire coloniale de la Grande Caraïbe et le fonctionnement coutumier des sociétés autochtones.
Publié en décembre 2024