Loin de présenter une image heureuse de la colonisation, Rameau et Fuzelier interrogent le mythe du bon sauvage et questionnent à nouveaux frais les liens entre Américains et Européens.
Fruit de la collaboration entre Jean-Philippe Rameau et Louis Fuzelier, le ballet héroïque Les Indes galantes ne comportait à sa création en 1735 que trois entrées : Les Incas du Pérou, Le Turc généreux et Les Fleurs. Ce n’est que pour la reprise de 1736 qu’une quatrième entrée fut ajoutée par les deux auteurs : Les Sauvages d’Amérique. Ces différentes entrées, aux intrigues amoureuses indépendantes, se trouvaient toutefois reliées par un thème commun : la galanterie. Rameau et Fuzelier avaient à cœur, en effet, de montrer le caractère universel de celle-ci, sans en limiter l’étendue à un seul continent, comme le firent par exemple Campra et Destouches dans L’Europe galante (1697).
Que le Pérou, la Turquie ou l’Amérique puissent faire partie d’une même entité géographique est une idée qui paraît saugrenue, mais à l’époque, ce qu’on appelait les Indes englobait un vaste territoire se répartissant en deux blocs : les « Indes orientales » et les « Indes occidentales ». Aux premières se rattachait l’Asie ; aux secondes l’ensemble du continent américain. On ne doit donc pas s’étonner si Rameau et Fuzelier situent l’action dramatique de leur opéra-ballet, tour à tour, dans « un désert du Pérou » (première entrée), « dans le port d’une île turque de la mer des Indes » (deuxième entrée), dans les jardins de Tacmas pour une fête persane (troisième entrée), puis « dans un bosquet d’une forêt de l’Amérique, voisin des colonies françaises et espagnoles » (quatrième entrée).
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les historiens pensaient que l’humanité avait connu un passage progressif de la sauvagerie à l’état policé et que les sociétés dans leur ensemble étaient parvenues à des stades de développement culturel très différents : si l’Europe s’arrogeait le privilège de la civilité, l’Amérique semblait bloquée à un état sauvage, comme l’avait affirmé en 1724 le Père Lafitau, en comparant les mœurs de ses habitants à celles des premiers temps. C’était depuis longtemps un lieu commun ethnocentrique du discours savant que de considérer les Américains comme des « sauvages », voire des barbares, et nombre de lettrés se représentaient l’Amérique comme un immense pays, peuplé de bêtes féroces. Louis Moréri, dans son Grand Dictionnaire historique (1674) notait que les peuples de ce continent « étaient généralement sauvages et cruels, avaient le courage bas et les inclinations mauvaises », avant que Furetière, dans le Dictionnaire universel (1690), ne fasse le lien entre les « peuples qui ne se peuvent pas aisément adoucir, civiliser » et les Américains « nus, velus, couverts de poils ». Sa conclusion était sans appel : « presque toute l’Amérique s’est trouvée peuplée de sauvages ».
Naturellement, toutes ces idées trouvaient un écho dans le monde des spectacles : lors du grand carrousel de 1662, le public vit s’affronter à Paris « les cinq nations les plus glorieuses du monde », parmi lesquelles se trouvait la quadrille des « Sauvages d’Amérique », arborant des plumes vertes et blanches. Il en allait de même dans les ballets dansés à la Cour, puis à l’Opéra : les Américains faisaient partie d’un vaste personnel folklorique, au même titre que les Africains, les Égyptiens ou les Turcs, en apparaissant sur scène revêtus de somptueux costumes qui devaient transporter l’imagination des spectateurs. Henri de Gissey ou Jean Bérain se plurent alors à dessiner de nombreux habits de théâtre, sans chercher à se conformer à la vérité historique. Et lorsqu’en 1725 à la Comédie-Italienne, Rameau vit danser deux Indiens « vêtus un peu plus modestement qu’on ne l’est en Louisiane, mais en sorte que le nu du corps paraissait assez », il entreprit, quelques mois plus tard, de caractériser le chant et la danse de ces deux interprètes en composant une suite de clavecin intitulée Les Sauvages, dont le matériau musical est réutilisé dans l’entrée du même nom des Indes galantes.
Loin de cautionner la colonisation, le librettiste de Rameau était au contraire un défenseur de la cause indienne. Dénonçant dans la première entrée la brutalité des conquérants du Nouveau Monde, il se plaît, dans la dernière, à illustrer le mythe du bon sauvage popularisé par La Hontan. Foulant le préjugé selon lequel les Américains incarnent la figure même de l’altérité, à la frontière entre humanité et animalité, Fuzelier retourne la monstruosité en naïveté. C’est ainsi que la « sauvagesse » Zima, déclarant suivre « l’innocente nature », repousse les avances du Français Damon et de l’Espagnol Don Alvar qui tentent de la séduire, l’un en vantant l’amour volage, l’autre en faisant l’éloge de l’amour constant. Fidèle au chef des armées de sa nation, la jeune Indienne renvoie dos à dos les deux colons, préférant « l’amour sans art » aux « lois tyranniques » par lesquelles ils voudraient asservir son cœur. Tristement éconduits, ces derniers rejoignent la cérémonie du grand calumet de la paix qui scelle la réconciliation des peuples, les « soupirs » et « regrets » des deux Européens se résorbant dans le triomphe des « plaisirs et des jeux » des Américains. Difficile d’imaginer plus saisissant renversement : loin de proclamer la domination de la galanterie française sur le monde entier, Fuzelier révèle au contraire l’affaiblissement moral des colons civilisés, réduits, dans les affaires amoureuses, à un « si triste esclavage » – même si l’éloge de la naturalité et la valorisation de la spontanéité demeurent, ne l’oublions pas, des compliments piégés.
Publié en mai 2021