Le territoire nord-américain revendiqué par la France a toujours été un espace plurilingue – une grande partie de l’Amérique du Nord étant en effet habitée par des peuples autochtones dont les langues appartiennent principalement aux familles algonquienne et iroquoienne, tout en incluant aussi des locuteurs des langues eskimo-aléoutes, siouennes, uto-aztèques, caddoanes et muskogéennes ainsi que divers isolats.
En 1728, le jésuite Pierre-Michel Laure composa une nécrologie pour Pēšāpanuhkwēw (baptisée sous le nom de Marie Utchiuanich, d’après le nom de son père) :
Ego Petrus Laure, S. J. sacerdos rite sepelivi in Chek8timi coemeterio Mariam 8tchi8anich, Nicolai Peltier uxorem quae post morbum unius anni, pie, ut vixerat, sacramentis omnibus praemunita obiit ab omnibus nobis desiderata semperque desideranda [...] ab ea Montanicam linguam edoctus et in scribendis precibus, rudimento atque Dictionario adjutus fui ; longiori digna elogio, et vita, si numini placuisset, nondum ut reor 50um annum attigerat. (Hébert 1976 : 212)
Moi, Père Pierre Laure, S. J., ai dûment enterré dans le cimetière de Chekutimi Marie Utchiuanich, épouse de Nicolas Peltier qui, après un an de maladie, fortifiée préalablement par tous les sacrements, est décédée aussi pieusement qu’elle a vécu. Elle est regrettée et sera toujours regrettée par nous tous. […] Elle m’a appris la langue montagnaise et m’a aidé à écrire des prières et un dictionnaire rudimentaire. [Elle était] digne d’une plus longue épitaphe et, si Dieu l’avait voulu, d’une vie plus longue ; elle n’avait pas, comme je le crois, achevé sa cinquantième année (Hébert 1976 : 212).
Laure était arrivé à Chicoutimi huit ans auparavant. Comme dans la plupart du territoire d’Amérique du Nord revendiqué par la France, la région desservie par la mission de Chicoutimi était peuplée presque entièrement par les locuteurs d’une langue autochtone (dans le cas présent, le nēhirawēwin – un dialecte du continuum cri-innu-naskapi-atikamekw). Puisque sa réussite dépendait de sa capacité à travailler efficacement dans cette langue, Laure élabora les prières et le dictionnaire mentionnés ci-dessus, ainsi qu’un hymnaire, un guide pour la confession et une série de cartes, qui se distinguent par l’inclusion de centaines de noms de lieux en langue autochtone.
Le territoire nord-américain revendiqué par la France a toujours été un espace plurilingue – une grande partie de l’Amérique du Nord étant en effet habitée par des peuples autochtones dont les langues appartiennent principalement aux familles algonquienne et iroquoienne, tout en incluant aussi des locuteurs des langues eskimo-aléoutes, siouennes, uto-aztèques, caddoanes et muskogéennes ainsi que divers isolats. Même dans les régions où la colonisation française était plus intensive, les communautés linguistiques autochtones furent présentes pendant toute la durée de la colonie française. En outre, la traite française des esclaves amena des locuteurs de langues autochtones plus éloignées, comme les Sioux et les Pawnee, dans les principales zones de colonisation française. Ainsi, on aurait entendu parler une variété de langues autochtones dans les rues de Montréal et de Québec pendant toute la période coloniale française.
Quand les premiers Français arrivèrent au nord-est de l’Amérique du Nord, ils arrivèrent sans aucune connaissance des langues de la région. À la suite de la brève rencontre de Cartier avec les Iroquoiens du Saint-Laurent au XVIe siècle, la première rencontre linguistique fut façonnée par l’industrie vernaculaire : la présence régulière des baleiniers et pêcheurs basques permit de développer des pidgins de traite dans la vallée du Saint-Laurent et sur la côte est. Les missionnaires et les colons français arrivés au début du XVIIe siècle notèrent la présence de ces pidgins, qui ont sûrement facilité la communication au début de la colonie française à Québec.
Alors que la présence française s’intensifiait, communiquer efficacement avec les peuples autochtones était particulièrement important pour les marchands de fourrure, les diplomates et les chefs militaires, tout comme pour les missionnaires espérant gagner des convertis. Ces missionnaires consacrèrent des efforts importants pour apprendre et documenter les langues autochtones. Les manuscrits des missionnaires français représentent les plus anciennes traces écrites pour beaucoup de langues algonquiennes et iroquoiennes de la région. Contrairement aux colonies espagnoles et anglaises, la colonie française n’eut jamais de presse à imprimer ; les missionnaires ne purent donc pas imprimer les grammaires, les dictionnaires, les livres de prières, les hymnaires et les sermons qu’ils produisaient. La copie de ces manuscrits devint une étape importante de l’étude linguistique des missionnaires jésuites.
Au milieu du XVIIe siècle, les missionnaires français jésuites étaient conscients de l’existence de deux familles linguistiques – celle relative aux langues qu’ils désignaient sous les noms d’algonquin et de montagnais, parlées dans la vallée du Saint-Laurent, et celle relative aux langues parlées par les Haudenosaunee (la Confédération iroquoise) et les Wendat (Hurons). De nos jours, elles sont connues sous le nom de langues algonquiennes et iroquoiennes. Les deux langues algonquiennes, l’algonquin et le montagnais, appartenaient à des continuums dialectaux qui s’étendaient loin dans l’ouest — le continuum dialectal cri-innu-naskapi-atikamekw (mentionné plus haut) et le continuum anishinaabemowin. Ces langues étaient fortement apparentées à celles que les Français rencontreraient dans le sud des Grands Lacs, au pays des Illinois. Ainsi, la connaissance de ces langues par les Français facilita l’exploration au nord, à l’ouest et au sud des Grands Lacs, en plus d’aider à la création d’importantes alliances avec les communautés de langues algonquiennes de cette région.
En général, les communautés linguistiques autochtones sont restées stables pendant toute la période coloniale française — il n’y a aucune preuve à cette époque du bilinguisme généralisé qui apparût aux XIXe et XXe siècles. La présence française eut toutefois une influence sur le développement historique de plusieurs langues autochtones de la région. Les langues parlées dans les communautés perturbées par les guerres et la traite des esclaves furent affectées négativement — dans certains cas, des langues comme celle des Wendat, autrefois largement parlées par des communautés importantes et influentes, virent leur population et leur influence considérablement réduites. D’autres, comme les langues algonquiennes parlées par des alliés, virent leur prestige augmenter à mesure qu’elles bénéficiaient des relations avec les Français. Certaines deviendront même des lingua franca dans les régions où le commerce et les alliances militaires français étaient importants. De plus, le contact avec la société et la technologie françaises introduisit un nouveau vocabulaire qui s’est largement répandu dans les continuums dialectaux et dont une partie est encore utilisée aujourd’hui. De même, il existe peu de preuves d’un bilinguisme généralisé au sein de la population française — l’usage et la maîtrise des langues autochtones restèrent en effet le domaine d’expertise des personnes impliquées dans le commerce des fourrures et dans le travail missionnaire.
Après la fin de la période coloniale française, l’administration britannique établit une presse à imprimer dans la ville de Québec. Le jésuite français Jean-Baptiste de la Brosse, qui travailla avec les mêmes communautés de langue nēhirawēwin autrefois desservies par Pierre-Michel Laure, put finalement imprimer des documents dans cette langue. Son livre de prières en nēhirawēwin, Nehiro-Iriniui Aiamihe Massinahigan (1767), fut l’un des premiers livres imprimés au Canada et fut largement copié du livre de prières produit par Pēšāpanuhkwēw et Laure. Les ouvrages imprimés de La Brosse furent reconnus, contribuant à faciliter l’alphabétisation de nombreuses personnes dans la région et influençant l’adoption contemporaine d’une orthographe standard pour l’innu. D’autres communautés, comme celle des Wendat et les Abénakis proches de la ville de Québec, tout comme la communauté Miami en Oklahoma, ont utilisé les sources jésuites pour guider les efforts de revitalisation de leur langue. En raison de leur ampleur et de leur qualité, les manuscrits en langue autochtone rédigés pendant la période française continuent de fournir d’importantes perspectives historiques sur de nombreuses langues autochtones d’Amérique du Nord.
Publié en mai 2021