À partir du premier voyage de Jacques Cartier en 1534, plusieurs dizaines d’entre elles vont entrer en contact avec des Français qui explorent les zones côtières du Canada avant de s’installer, au fil du xviie siècle, dans la vallée du Saint-Laurent et, de manière plus ponctuelle, dans les Grands Lacs. En 1673, le père jésuite Jacques Marquette et le commerçant Louis Jolliet pénètrent dans la vallée du Mississippi puis, en 1682, René-Robert Cavelier de La Salle proclame la prise de possession de cet immense espace par Louis XIV et lui donne le nom de « Louisiane ».
Malgré l’influence croissante des Français en Amérique du Nord, où ils tentent de développer des colonies pérennes, les nations amérindiennes qui y vivent demeurent nombreuses et puissantes, et ce, jusqu’à la chute de la Nouvelle-France (qui réunit le Canada et la Louisiane) en 1763, après la guerre de Sept Ans. Les Français, bien qu’ils cherchent à conquérir les territoires autochtones, se voient ainsi contraints de fonder leur politique coloniale sur l’alliance avec plusieurs nations, notamment les Hurons-Wendat, les Choctaw (ou Chactas selon l’appellation française de l’époque), les Quapaw (ou Arkansas) et ou encore les nations membres, ou alliées, de la Confédération illinoise. Dans ce cadre, la Couronne reconnaît la souveraineté des Amérindiens, d’où l’emploi du terme de « nation », calqué sur le modèle européen, pour désigner les communautés autochtones.
L’expansion impériale française n’est toutefois pas sans violence ni conflit – comme en témoignent les guerres contre les Haudenosaunee (ou Iroquois), les Meskwaki (ou Renards) et les Natchez. Elle s’accompagne aussi de virulentes épidémies qui provoquent une chute démographique au sein de nombreuses nations. Celles-ci maintiennent cependant leur souveraineté sur leurs territoires bien après la fin de la présence française. Aux États-Unis, devenus indépendants en 1776, nombre d’entre elles sont déportées à l’ouest du Mississippi à partir des années 1830, en « Territoire indien » qui deviendra plus tard l’État de l’Oklahoma. Cette déportation (Removal) inaugure une période d’intenses bouleversements pour les nations amérindiennes qui ne cessent néanmoins jamais de maintenir un lien étroit, de génération en génération, avec leurs territoires d’origine (homelands).
Le projet CRoyAN – Collections royales d’Amérique du Nord, impulsé depuis 2019 par le musée du quai Branly-Jacques Chirac, en collaboration avec plusieurs nations amérindiennes du Canada et des États-Unis, explore l’histoire de ces nations, de leurs interactions avec les Français à l’époque coloniale, de leur culture matérielle ainsi que la question de leurs relations à leur territoire d’origine. Pour ce faire, ce projet collaboratif ambitionne d’étudier un ensemble de documents peu exploités. Ce sont, d’une part, des artefacts amérindiens issus des collections constituées pendant la présence coloniale française en Amérique du Nord, rassemblées au sein de cabinets de curiosités royaux, de l’aristocratie et de l’Église, nationalisées à la Révolution française et aujourd’hui conservées, pour la plupart, au musée du quai Branly-Jacques Chirac. Ces artefacts reflètent des aspects variés du mode de vie et de la diplomatie autochtones, telles que les peaux de bison et de chevreuil peintes, réalisées par des artistes amérindiens de la vallée du Mississippi aux xviie et xviiie siècles. D’autre part, le projet CRoyAN a lancé un programme d’étude de cartes de la Louisiane réalisées sous l’Ancien Régime et conservées à la Bibliothèque nationale de France, aux Archives nationales et au Service historique de la Défense. Depuis 2021, ce travail de recherche s’effectue en étroite collaboration avec quatre nations anciennement alliées de la France dans la vallée du Mississippi, à savoir : la Choctaw Nation of Oklahoma, la Quapaw Nation, la Miami Tribe of Oklahoma et la Peoria Tribe of Indians of Oklahoma.
Pour étudier ces cartes et artefacts, la méthodologie adoptée repose sur le croisement des points de vue des différents partenaires : archéologues, historiens, historiens de l’art, tribal historic preservation officers, « porteurs culturels », français et amérindiens. L’étude des artefacts combine la recherche de provenance, l’identification des matériaux et des techniques de fabrication, l’analyse de la fonction et de l’iconographie des pièces, et ce, en dialogue avec des pratiques contemporaines analogues. L’étude des cartes repose sur l’analyse des toponymes, des ethnonymes, des indications sur la faune et la flore, avec l’objectif de comprendre, en posant un regard neuf sur ces documents originaux, ce qu’ils peuvent nous apprendre des formes de territorialité amérindiennes. Où ces nations vivent-elles exactement aux xviie-xviiie siècles et quelles mobilités l’implantation française entraine-t-elle ? Comment les villes et villages autochtones sont-ils organisés ? Comment se caractérisent les relations des Amérindiens à l’environnement dans leurs territoires d’origine ?
Les cartes et artefacts étudiés recèlent des informations précieuses qui permettent d’esquisser des réponses. Les toponymes en langues autochtones nous informent sur la composition des paysages ; des anecdotes sur les cartes, en marge des informations géographiques, évoquent la manière avec laquelle certains êtres non-humains étaient considérés par les Amérindiens – êtres qui sont parfois représentés également sur les artefacts ; cartes et objets livrent aussi des informations sur les territoires de chasse et les espèces chassées, ainsi que sur leur traitement (utilisation des matériaux d’origine animale, tannage des peaux, etc.). En combinant les points de vue des équipes française, choctaw, miami, quapaw et peoria, nous avons ainsi tenté d’approcher au plus près ce qu’a pu être l’expérience de vie des communautés amérindiennes dans leurs territoires d’origine à l’époque de la présence française en Louisiane.
Cette recherche ambitionne ainsi de contribuer à l’écriture d’une histoire de l’Amérique du nord autochtone aux xviie et xviiie siècles, reposant à la fois sur les sources coloniales et sur une diversité d’interprétation amérindiennes contemporaines. Elle entend également s’inscrire dans le processus de revitalisation culturelle qui est en cours au sein des quatre nations partenaires, suite aux bouleversements provoqués par l’expansion impériale européenne et les politiques fédérales américaines. Ces nations travaillent en effet aujourd’hui à réactiver des composantes de leur vie culturelle qui étaient, selon leurs propres termes, devenues « dormantes ». Ainsi en va-t-il des liens à leurs territoires d’origine qu’elles reconstruisent patiemment, via notamment la recherche historique et la « reconnexion » avec les artefacts anciens provenant de ces territoires.
C’est cette approche collaborative que nous proposons de donner à voir ici à travers plusieurs visites guidées de cartes et d’objets, résultat du dialogue entre les différents partenaires du projet CRoyAN.
Publié en décembre 2024