La Chine est très présente dans l’œuvre de Jules Verne, non seulement comme une étape incontournable des « voyages extraordinaires » et autres « tours du monde », mais aussi comme l’occasion d’interroger l’histoire du « Progrès occidental » dans un pays qu’il qualifie volontiers de « bizarre ».
L’imaginaire mondial et colonial de Jules Verne
Le premier roman de Jules Verne, Cinq Semaines en ballon (1863), voyait « trois Anglais » parcourir l’Afrique ; peu après, c’est le pôle Nord dans Les Aventures du Capitaine Hatteras (1866), l’Amérique et l’Australie dans Les Enfants du Capitaine Grant (1869) : d’emblée l’œuvre est marquée par sa dimension globale, dans le sillage de la première mondialisation de la période coloniale. C’est dans Le Tour du Monde en quatre-vingts jours (1873) que la Chine apparaît nettement pour la première fois, Hong-Kong donnant à Jules Verne l’occasion d’un éloge du « génie colonisateur de la Grande-Bretagne » (ch. XIX), qui est parvenu, explique-t-il, à transformer ce qui n’était qu’un îlot en un ensemble urbain et portuaire de première importance à l’échelle mondiale. La concession est alors représentée comme une étonnante excroissance des villes « des comtés de Kent ou du Surrey », qui auraient traversé la terre depuis les antipodes : l’imagination géographique rejoint la représentation coloniale. Cette étape est aussi l’occasion pour Fix et Passepartout de se rendre dans une fumerie d’opium, qui permet à l’auteur de mettre en garde contre les effets de cette drogue, sans toutefois préciser que ce sont les Britanniques eux-mêmes qui l’importent en Chine. Fix et Passepartout préfèreront boire du vin de Porto, puisqu’ils sont à proximité de la colonie portugaise de Macao.
C’est donc d’abord une vision coloniale de la Chine qui prédomine, et permet de mettre en avant les effets du « Progrès » occidental. Dans Robur-le-Conquérant (1886) encore, l’aéroplane L’Albatros survole Pékin en surplombant les cerfs-volants des habitants, qui s’affolent devant ce qu’ils considèrent comme une apparition surnaturelle. La Chine impériale reste dans l’œuvre le symbole d’un pays « superstitieux » et techniquement « arriéré ».
Les Tribulations d’un Chinois en Chine (1879)
A la fin des années 1870, Jules Verne prépare la composition des Tribulations d’un Chinois en Chine, le seul de ses romans qui se déroule entièrement dans ce pays. Le romancier tire son information de la lecture de nombreux récits de voyage de diplomates ou de voyageurs et de photographes professionnels : le Voyage autour du Monde de Ludovic de Beauvoir, le Voyage en Chine de Catherine Fanny de Bourboulon, A Travers la Chine de Léon Rousset ou encore Dix ans de voyage dans la Chine et l’Indochine qui contient de magnifiques photographies de John Thomson, figurent ainsi par exemple parmi ses sources.
Le roman met en scène un duo étonnant, qui montre un rééquilibrage de l’appréciation de Jules Verne sur la Chine : Kin-Fo, favorable à une modernisation de son pays sur le modèle occidental, est accompagné par Wang, « philosophe » ou plutôt « sage », qui est à la fois son serviteur, son précepteur et son ami, et qui représente la pensée chinoise, du moins telle que l’auteur français pouvait alors se la figurer. Or, à l’issue des tribulations comme du roman, leur amitié triomphe dans l’affirmation de la fraternité et du dévouement à autrui, marquant ainsi la possible cohabitation des valeurs philosophiques et morales de l’ancienne Chine, empreintes de confucianisme, et le pragmatisme occidental et ses réalisations techniques. Avec le récit d’aventures se lit donc aussi une très originale réflexion historique, politique et morale sur la Chine dans son contact avec l’Occident et le « Progrès ».
Une représentation didactique et mesurée
La Chine réapparaîtra dans Claudius Bombarnac (1892), cette fois sous l’angle du reportage. Ainsi l’écrivain a-t-il souhaité multiplier les points de vue, il a d’abord utilisé de façon inattendue et inhabituelle dans son œuvre celui de l’autochtone, en mettant en scène dans Les Tribulations d’un Chinois en Chine des personnages principaux chinois, puis dans Claudius Bombarnac celui du « reporter » français en pays lointain. Ces approches lui permirent de livrer des informations sur la géographie, l’histoire moderne et l’actualité de ce pays, en insistant sur l’influence occidentale qui explique son récent développement dans l’industrie et les transports. Ces informations sont attendues dans un texte à valeur « éducative », dans le même temps qu’elles le distinguent de la plupart des auteurs français, souvent fascinés par les périodes anciennes. Car si la Chine est souvent évoquée de façon critique dans les textes de Jules Verne, jusqu’à parfois devenir un contre-exemple du « Progrès », il n’en demeure pas moins que cette œuvre témoigne de l’entrée de ce pays dans l’histoire mondiale. Il cesse alors enfin d’être représenté comme immobile, figé dans son antiquité ou endormi.
Légende de l'illustration : Les tribulations d'un Chinois en Chine. J. Verne ; dessins par Benett. 1910