L’Occident découvre le cheval arabe

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Au XIXe siècle, les chevaux arabes suscitent un véritable enthousiasme en Occident dans un contexte de compétition entre puissances politiques, armées et haras. Les savants européens, dont les Français, jouent un rôle central dans la course à l’amélioration de la race équine et la définition d’un « pur-sang arabe » qui émerge progressivement comme « race » codifiée des haras d’Europe et des États-Unis.

Dès le XVIIIe siècle, voyageurs, éleveurs et savants européens vantent la pureté ainsi que les qualités morales et physiques exceptionnelles des chevaux arabes, c’est-à-dire élevés par des tribus bédouines entre le Levant, l’Irak et l’Arabie. Ils les présentent comme les meilleurs chevaux du monde, une espèce originelle, préservée et améliorée au fil des siècles dans une Arabie intacte par des éleveurs vivant comme les patriarches bibliques.

Dans le Voyage dans la Palestine (1717), au chapitre XI « Des chevaux des Arabes », le chevalier Laurent d’Arvieux (1635-1702) décrit l’élevage bédouin et la place privilégiée du cheval au sein des tribus. Selon lui, les Arabes distinguent les chevaux nobles (Kehilan), de ceux d’ancienne race mais mésalliés et des non nobles. Des certificats établis devant témoins garantissent la pureté des lignées nobles. En 1772, l’explorateur allemand Carsten Niebuhr (1733-1815), dans sa Description de l’Arabie (1774), précise ces différentes lignées et leur origine. Les chevaux nobles descendraient des haras du roi Salomon. D’inspiration bédouine, cette ascendance biblique correspond de fait aux attentes du théologien orientaliste de Göttingen, Johann David Michaelis (1717-1791), à l’initiative de l’expédition vers l’Arabie (1761-1767) dont Niebuhr revient seul. En 1785, Michaelis rédige une histoire des chevaux en Palestine, Égypte et Arabie. Il y cite d’emblée le naturaliste français Buffon (1707- 1788) qui affirme l’importance des étalons étrangers pour contrer la dégénérescence équine induite en Europe par le climat et la nourriture (1753). Il recommande l’usage d’étalons arabes et, à défaut, barbes ou anglais, pour leurs qualités et leur noblesse.

Les importations ponctuelles de chevaux arabes dès la fin du XVIIe siècle aboutissent en Angleterre à la naissance d’une nouvelle race, le « pur-sang » (Thoroughbred), issu de trois étalons (Byerley Turk, Darley Arabian et Godolphin Arabian) dont le premier registre de pedigree, le General Stud-Book (1791), clôt les lignées. 

L’expédition d’Égypte (1798) puis les guerres napoléoniennes suscitent en Europe un regain d’intérêt pour les chevaux arabes en termes d’importations, d’élevage et d’érudition. D’abord, Bonaparte contribue à les populariser en les adoptant pour montures après avoir admiré les cavaleries mamelouks. Ses portraits équestres célèbrent ces montures dont la taille et l’origine lui siéent davantage que celles des pur-sang anglais. Ensuite, le cheval arabe s’avère un atout stratégique pour la remonte des cavaleries pendant et après les grandes guerres européennes. Vétérinaires et spécialistes tels Jean-Baptiste Huzard (1755-1838) ou René Julien Chatelain (1771-1836) dans son Mémoire sur les chevaux arabes (1816,) préconisent l’usage d’étalons arabes. Enfin, articles et traités se multiplient pour renseigner sur ces chevaux dont on sait finalement peu de chose. L’orientaliste autrichien Joseph von Hammer (1774-1856) et le comte polonais Waclav Seweryn Rzewuski (1784-1831) encouragent ces publications dans leur revue Fundgruben des Orients - Les Mines de l’Orient (1809-1818). Carlo Rosetti (1736-1820), Joseph Rousseau (1780-1831), ou Ulrich Jasper Seetzen (1767-1811) s’y attachent à vérifier, discuter et compléter les données du siècle précédent. La revue et les notes de ses contributeurs sur les chevaux arabes sont des références pour les orientalistes français, notamment Antoine-Isaac Silvestre de Sacy (1758-1838).

Après le congrès de Vienne (1814-1815), l’élevage des chevaux arabes pour eux-mêmes connaît en Europe un essor sans précédent. Hormis en Pologne, il s’agit d’un phénomène nouveau. Des haras tel Weil dans le royaume de Wurtemberg (1816) sont fondés pour leur élevage exclusif, alors que d’autres, tel le haras de Balbona en Hongrie (1816), n’utilisent plus que des étalons arabes pour l’amélioration équine. La demande croissante nécessite des expéditions d’achats vers le Levant, l’Arabie puis l’Égypte jusqu’au début du XXe siècle. Certaines sont bien documentées, tel le voyage de Rzewuski (1817-1819) pour le Tsar de Russie et la reine de Wurtemberg ; du vicomte de Portes (1818-1819) pour les haras français ; du colonel Brudermann pour Balbona (1856-1857).

Outre une centaine de chevaux, Rzewuski ramène de Syrie et d’Arabie du Nord des observations et dessins rassemblés dans son manuscrit rédigé en français Sur les chevaux orientaux (trois volume, 1820-1830). Il y affirme la supériorité du cheval du Nejd, le « Nejdi Kocheilan », sur tout autre cheval. Il s’appuie sur la tradition des El-Khamsah (les cinq) selon laquelle les cinq races nobles (asil) arabes descendraient des cinq juments préférées du Prophète. Cette tradition, qui tend alors à s’imposer en Europe, permet de valoriser le pedigree de chevaux orientaux, certes attesté par les bédouins, mais non écrite comme celui des pur-sang anglais. En subordonnant ces derniers aux Arabes, le comte se positionne dans le débat entre défenseurs des chevaux arabes et défenseurs des pur-sang anglais quant à leur excellence respective. Le vétérinaire allemand Karl Wilhelm Ammon (1777-1842) soutient la même position dans sa somme Nachrichten von der Pferdezucht der Araber und den arabischen Pferden (1834, traduction en français 2008) où il synthétise toutes les informations disponibles sur le sujet. Dans un autre genre, le roman d’Eugène Sue, Arabian Godolphin (1846), exalte la supériorité des étalons arabes sur les anglais.

Après la conquête de l’Algérie (1830), une troisième voie s’affirme en France qui promeut l’usage des chevaux barbes, originaires de « Barbarie » c’est-à-dire du Maghreb, dans les haras nationaux, plutôt que les coûteux chevaux du Moyen-Orient. C’est l’idée défendue par le général Eugène Daumas (1803-1871) alors que l’administration des haras compte acquérir étalons et juments d’Arabie. Première somme dédiée en français à l’hippologie arabe et la vie des aristocraties tribales en Algérie, Les chevaux du Sahara (1851) est rééditée jusqu’en 1887 (voir les éditions de 1853 et 1874 sur Gallica) avec des documents et commentaires de l’émir Abd el-Kader (1808-1883). Dans un article sur « Le cheval de guerre » (1855), Daumas utilise des témoignages d’officiers de la guerre de Crimée (1853-1856) pour réaffirmer l’adaptabilité et la résistance de la « race » barbe. La promotion des chevaux d’Algérie aboutit au Stud Book de la race barbe (1892). Deux autres ouvrages de Daumas sont disponibles sur Gallica : Principes généraux du cavalier arabe (1854) et Le cheval noble (1860).

La traduction de sources familiarise également le public avec la culture équestre arabe. Entre 1852 et 1860, Nicolas Perron (1798-1876) publie la traduction française du grand traité d’hippologie arabe, dit le Nacêri (1333) d’Abou Bakr ibn Badr, tandis qu’Hammer se concentre sur la littérature arabe classique.

À l’instar de Rzewuski, les promoteurs de la « race » arabe en désignent le cœur de l’Arabie comme le berceau. Cela les pousse à en chercher les meilleurs spécimens en Égypte puis en Arabie centrale (Nejd). L’Égypte, d’abord, car la défaite des Wahhabites (1818) permet d’y ramener les chevaux de l’émir Abdullah ibn-Saud. Le haras de Shoubra acquiert une renommée internationale qui se renforce sous Abbas Pasha (1848-54). Le vétérinaire français Pierre-Nicolas Hamont (1805-1848) décrit le haras et les différentes races de chevaux en Égypte (voir extrait 1 et extrait 2 dans la Revue de l’Orient). En 1860, les chevaux d’Abbas Pasha, mis aux enchères, sont acquis par divers haras européens et surtout par Ali Pasha Sherif (1834-1897).

En 1880, Ali Pasha invite un couple d’aristocrates anglais à admirer son haras : Lady Anne (1837-1917) et Wilfred Blunt (1840-1922). Leur rôle est capital dans l’élevage de chevaux arabes en Angleterre. Lady Anne raconte leur quête des plus beaux chevaux au Moyen Orient dans Bedouin tribes of the Euphrates (1879) et  Voyage en Arabie : pèlerinage au Nejed, berceau de la race arabe  (1882, traduction de l’original 1881), ce dernier accompagné d’aquarelles. C’est sans doute la description des haras princiers du Nejd (1865) par le jésuite William Palgrave (1826-1888), financé par Napoléon III, qui encourage les expéditions (cartographiés) de Carlo Guarmani (1828-84) pour les haras français –et la rédaction de son ouvrage en italien sur le pur-sang arabe (1866)–, puis celles des Blunt pour leur haras de Crabbet Park. Déçus par les chevaux du Nejd, les Blunt se donnent pour mission de « sauver » une race arabe menacée par les changements socio-culturels en Arabie. Le major anglais Roger Upton et l’éleveur américain Homer Davenport (1867-1912) poursuivent le même but. 

Par le biais de la sélection et des stud books, les éleveurs européens et américains promeuvent, au cours du XIXe siècle,  une « race arabe » institutionnalisée et « nationalisée » aux caractéristiques bien définies. Cet élevage décline toutefois à la fin du siècle au haras de Weil et surtout en Russie et en Pologne où les bolchéviques déciment les haras, tels ceux de Strelets ou Białocerkiew. Ce déclin motive, dans les années 1930, la dernière grande expédition d’achat de chevaux arabes décrite par Carl Raswan (1893-1966).

 

Publié en janvier 2022

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