Politiques

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La politique au Moyen-Orient depuis la fin du XIXe siècle est souvent désignée comme l’âge de l’accès à « la modernité ». La modernité politique ici décrite n’est pas singulière, elle est multiforme et paradoxale, s’appuyant sur des idées, des crises, elle transforme de manière radicale la région, de l’Empire aux États-nations.

Les idées d’abord. Ce que l’on appelle renaissance arabe (Nahda) est un mouvement intellectuel et artistique multiforme qui est aussi le lieu d’élaboration d’un certain nombre de concepts-clés du politique contemporain dans la région : réformes, libertés, autonomie, droits. Dans le brassage qu’a constitué ce que d’aucuns ont appelé « l’âge libéral » s’élaborent les catégories dans lesquelles va longtemps se formuler le politique dans la région.

L’ère des réformes (Tanzimat – 1839-1909) est un ensemble de transformations qui sont également administratives et techniques. Elles touchent l’organisation même de l’état impérial ottoman, de la gestion des impôts à la répartition des terres, en passant par la structuration de l’armée et l’installation de la police moderne. Ces différents registres sont soutenus par des transferts de technologies et des emprunts à des corpus européens (le code napoléonien est le plus connu, mais on peut également mentionner le fonctionnement des gendarmeries et commissariats, ou la conscription). Il s’agit également d’une Constitution (Kânun-u esâsî), dont l’Empire se dote en 1876, parachevant ainsi les réformes en se transformant en Empire constitutionnel, garantissant les libertés fondamentales à l’ensemble de ses sujets, dorénavant « indistinctement appelés Ottomans ».

En parallèle de ces transformations de l’État central et de ses incarnations provinciales, se développent des nationalismes. Il s’agit d’abord de revendications d’autonomie et de l’élaboration de nouvelles formes de relations entre régions et centre dans le cadre de l’empire – notamment sous la forme d’une discussion importante sur la décentralisation administrative. La définition des nationalités est variable et fait qu’elles sont liées à des identités confessionnelles ou régionales, voire linguistiques – les deux éléments se combinant souvent),. Le lien entre ces revendications nationales et les changements liés aux réformes est d’emblée assez direct, mais surtout très dialectique, puisque les artisans de la réforme œuvrent par la suite en faveur des séparatismes et des réformes décentralisatrices, conçues comme une extension des Tanzimat. Ainsi le premier socle de la réforme ottomane est-il constitué du Hatti-cherif de 1839 qui garantit les biens, la vie et l’honneur de tous les sujets de l’Empire sans distinction et organise la collecte des impôts sous l’autorité d’un diwan multiconfessionnel. C’est un premier pas vers la transformation du statut des Dhimmis, jusque-là protégés de l’Empire et des puissances sans accéder à une véritable égalité de droit, vers celui des Millet, communautés constituées. Les transformations qui affectent le statut des minorités, notamment chrétiennes, accompagnent la multiplication des « violences interconfessionnelles » (Damas 1846, Liban et Syrie 1860, massacres dans les vilayets d’Arménie en 1895-1896). Elles sont aussi en arrière-plans des premières indépendances conquises dans les Balkans (Serbie et Roumanie en 1878, Bulgarie en 1908). Ces apparentes contradictions sont le fruit des événements qui secouent alors l’Empire, affectent la mise en œuvre des réformes et révèlent les dysfonctionnements de la machine impériale face à ses propres transformations.

Un certain nombre de crises et d’événements clés doivent être mentionnés pour mieux comprendre ce qui se joue alors. Le temps des réformes est jalonné d’épisodes marquants, qui ne sont pas tous de même nature, mais qui contribuent à façonner le Moyen-Orient tel que nous le connaissons aujourd’hui.

L’expédition de Bonaparte en Égypte est traditionnellement considérée comme un tournant majeur pour la région. Elle est le premier acte de la présence européenne directe dans l’Empire ottoman, si l’on met à part les interventions faites au nom du régime des Capitulations et des « protections » des minorités. Elle est également réputée ouvrir une période de développement et d’ouverture pour la région elle-même, permettant notamment à la dynastie locale de s’autonomiser par rapport à Istanbul. Lancement de travaux, développement urbain, voyages et traductions, accueil d’une main-d’œuvre migrante européenne (italiens et grecs notamment) : tout cela va contribuer à donner naissance tout au long du 19ème siècle à ce que l’on appelle le cosmopolitisme dans des villes portuaires comme Alexandrie, Beyrouth ou Haïfa. Une bourgeoisie marchande ottomane prend son essor en organisant ses commerces – notamment textiles – entre le « pays » et des établissements situés par-delà les mers. Et c’est le Caire qui constitue la terre d’accueil pour les intellectuels et les opposants politiques après 1876 comme en 1908.

Forte de ce statut de nouvelle capitale moderne et de sa puissance militaire, l’Égypte de Mehmed Ali Pacha s’empare d’une partie des provinces arabes entre 1831 et 1841. Cette courte occupation marque notablement le Bilad al-Sham, accélérant le développement d’une économie plus ouverte et plus moderne. On peut aussi considérer qu’elle amena les autorités impériales et les élites à se préoccuper de manière plus directe de la réforme de l’Empire, sous la pression des menaces internes comme externes.

Malgré la mise en œuvre des réformes, le caractère autoritaire de l’Empire reste marqué et les libertés sont suspendues dès 1878. La révolution jeune-turque de 1908, demande le rétablissement de la Constitution. Elle met au pouvoir une nouvelle génération de cadres de l’État, nouvelles élites militaires et civiles. Elle rend également plus visibles les oppositions et séparations entre nationalités alors que les élites centrales des Comités Union et Progrès mettent progressivement en place un régime de plus en plus policier mâtiné d’un nationalisme turc de plus en plus agressif. Ce virage autoritaire se fait sentir dès 1909. Déjà visible lors des guerres balkaniques, le divorce entre les populations de l’Empire et son gouvernement central s’accentue au cours de la Première Guerre mondiale. Si de nombreuses provinces et communautés sont maltraitées et délibérément affaiblies et violentées (famines, assassinats en place publics des opposants, purges des armées et des institutions), c’est la population arménienne qui est le plus directement visée dans ce qui se construit comme un génocide en 1915-1916. Les massacres à grande échelle qui se déroulent pendant la guerre apparaissent comme des échos à grande échelle d’épisode de violences interconfessionnelles qui s’étaient multipliés depuis le début du 20ème siècle, visant en particulier les arméniens mais aussi, ici ou là, d’autres communautés.

La fin de la Première Guerre mondiale et les traités qui tentent de lui trouver une résolution mettent ce que l’on commence à pouvoir appeler la « communauté internationale » face à des questions graves : rendre justice aux peuples martyrs, faire la place à un État turc porté par une nouvelle révolution sur les ruines de l’Empire. Elle est aussi une manière pour les puissances impériales européennes de se répartir des zones d’influence de manière classique (notamment par les accords « secrets » Sykes-Picot de 1916), passant outre les promesses de reconnaissance et les désirs d’indépendance exprimés par les habitants de la région. Entre échanges de populations, règlements de compte et révolutions, l’entre-deux-guerres est marqué par une agitation qui est le fruit des dysfonctionnements et déceptions issus de la chute de l’Empire.

 

Légende de l'image : Méhémet-Ali, vice-roi d'Egypte. 1840

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L’Empire ottoman pendant le « long » XIXeme siècle
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Edhem Eldem, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire internationale Histoire turque et ottomane ; Université de Boğaziçi à Istanbul
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