Entre 1890 et 1895, une expédition française est conduite par Jules-Léon Dutreuil de Rhins (1846-1894) au Xinjiang et en pays tibétain, accompagné de Fernand Grenard (1866-1945). Elle vise à combler les insuffisances des cartes de Haute-Asie que l’on s’efforce alors d’établir et notamment des régions montagneuses qui séparent l’Inde de la Chine en particulier du Tibet dont les mystères restent à percer.
Si la mission menée par Dutreuil de Rhins n’est pas la plus ancienne parmi les divers voyages d’exploration opérés par des Européens à la fin du 19e siècle, elle est l’un des premières qui ait des objectifs exclusivement scientifiques. Il s’agit d’une mission essentiellement géographique et l’on considère alors, comme Théodore Pavie (1811-1896), que la géographie est devenue une science exacte. Pour autant, cette science est le plus souvent mise au service de buts politiques dans un contexte de développement colonial et de concurrence entre les puissances britanniques et russes qui cherchent à accroître leurs zones d’influence dans toute l’Asie centrale. C’est ce que l’on a appelé le « Grand Jeu ». Mais la présente mission, comme on vient de le souligner, ne semble pas receler d’arrière-pensée politique ou économique. Comme l’indique F. Grenard : « Le voyage que nous avons entrepris est une œuvre toute de science et de paix, qui ne cache aucun but politique ou religieux, aucun dessein de négoce ou de lucre. » A la différence des empires russe et britannique, la France n’a d’ailleurs pas de carte à jouer dans cette région trop éloignée de ses positions en Indo-Chine.
A partir des années 1870, le nombre des expéditions de reconnaissance et de recueil de renseignements se multiplie. D’un côté, les Russes, avec Nikolaï Prjevalsky (1839-1888), sans doute le plus actif, qui organise quatre expéditions entre 1871 et 1884 touchant toutes au Tibet. Son compagnon, Mikhaïl V. Pievtsov (1843-1902) prend la relève après son décès (1888-1890). Du côté britannique, les missions diplomatiques teintées d’espionnage ne sont pas en reste, avec Thomas Forsyth (1827-1886) ou Ney Elias (1844-1897), puis Francis Yunghusband (1863-1942). Enfin, le Hongrois Bela Széchenyi (1837-1908) met sur pied de son côté une vaste expédition entre 1877 et 1880. Avec les unes comme avec les autres, on paraît loin de la Promenade hygiénique en Asie centrale racontée en 1891 par l’explorateur Guillaume Capus (1857-1931).
Avant d’entreprendre une mission dans ce que l’on appelait alors la Haute-Asie, qui s’étend de la Mongolie au Tibet en passant par le Xinjiang ou Turkestan chinois, Dutreuil de Rhins s’est fait connaître comme capitaine au long cours. Dans les années 1870, il navigue sur une canonnière en Annam, mais il s’essaie surtout à dresser une carte de l’Indo-Chine orientale (1881) qui s’avère particulièrement utile dans la conquête coloniale de la France. Peu après, il est associé aux missions d’exploration de Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905) en Afrique en en faisant en France la publicité. Là encore, il établit une carte de l’Ouest africain.
Son intérêt pour l’Afrique n’a pas chassé celui qui le pousse à l’étude de l’Asie. En 1889, il fait paraître une étude intitulée L’Asie centrale (Thibet et régions limitrophes) dans laquelle il dresse un état géographique aussi complet que possible de la région en s’appuyant sur des sources chinoises, avec l’aide de Gabriel Devéria (1844-1899). Il reste cependant beaucoup d’inconnues quant aux connaissances que l’on peut avoir de ces pays. Aussi Dutreuil de Rhins s’engage-t-il dans la préparation d’une expédition qui ralliera Paris à Pékin en passant par le Tibet. Il sollicite le ministère de l’Instruction publique ainsi que l’Institut de France et obtient une subvention de cent mille francs et deux autres de quinze mille francs pour une mission qui doit durer trois années. Plusieurs objectifs sont définis : la première année il s’agissait de reconnaître les montagnes s’élevant au sud de Khotan et retrouver les traces de la route qui conduisait de Khotan à Lhassa ; la seconde année, il était prévu de franchir les montagnes jusqu’au lac Nam tso (chinois Namu hu 納木湖 ou Namu cuo納木錯), au nord de Lhassa, puis de gagner Xining 西寧(Qinghai) ; la troisième année les voyageurs pourraient explorer succinctement certaines régions de Mongolie et rejoindre Pékin avant de repartir pour Paris. Des quatre « missionnaires » français prévus initialement, deux seulement participent à l’expédition ? Dutreuil de Rhins et le jeune Fernand Grenard qui termine ses études de russe à l’École des langues orientales (les deux autres, évincés, font un procès…).
Le programme ne sera pas complètement respecté. Partis de Marseille en février 1891, les deux explorateurs sont à Khotan en juillet, après être passés par Istanbul, le Caucase et Tachkent. Ils s’adjoignent huit personnes (deux Russes, cinq Afghans et un interprète chinois), sans compter le « petit » personnel. La caravane s’engage dès le 3 août dans la vallée de la Keriya, puis vers les montagnes de l’Altyn tagh (Aerjin shan 阿爾金山) et de l’Oustoun Tagh ou Arka Tagh dans les Kunlun 崑崙. La tâche n’est pas aisée. Comme l’écrit Grenard : « En face des Alpes, l’homme se sent à l’aise et, pour ainsi dire, de plain-pied avec la nature, car il lui semble que le paysage a été créé et combiné tout exprès pour le plaisir du spectateur comme un décor de théâtre, ou pour celui du promeneur comme un jardin anglais. Au Tibet, on se sent trop faible devant la puissance de la nature brute, trop petit devant l’énormité de ce que l’on voit ; on est écrasé ; le décor a été brossé pour une race de cyclopes. » Presque dès le début deux chevaux sont perdus, tombés dans un précipice. La mission croise à un moment ou un autre les chemins empruntés par leurs prédécesseurs, britanniques comme Carey et Dalgleish (mort assassiné en 1888) qui explorèrent le nord du Tibet à partir de Leh entre 1885 et 1887, ou russes comme K. I. Bogdanovitch, voire B.L. Grombtchevsky qui voyagea lui aussi en 1887 en compagnie du Français Bonvalot (1853-1933). Ce dernier fera un nouveau voyage, de Paris au Tonkin, en compagnie d’Henri d’Orléans (1867-1901) et les deux missions (Bonvalot et Dutreuil de Rhins) devaient se rejoindre.
La deuxième campagne commence en juin 1892. La mission se rend jusqu’à la source de la rivière de Keriya, rejoint le lac Soumdji-tso (Sumxi, Songmuxi cuo 松木希錯). Ayant perdu tout repère et Dutreuil de Rhins étant malade, la mission renonce à poursuivre sa route vers le Nam tso et se dirige vers l’Ouest, c’est-à-dire le Ladak, puis rentre à Khotan par le col du Karakoram. La troisième année, 1893, l’expédition part en mai, franchit l’Altyn tagh et l’Oustoun Tagh pour parvenir enfin au Nam tso. Là, une entrevue a lieu avec des émissaires venus de Lhassa qui indique aux explorateurs qu’il leur est interdit d’aller plus loin en direction de la capitale et, après des négociations infructueuses, la mission gagne Naktchou (Nagchu, Naqu 那曲), puis explore les sources du Mékong. Puis vient la dernière étape qui doit mener l’expédition à Xining, puis à Pékin. C’est au cours de ce trajet que Dutreuil de Rhins trouve la mort, près de Guiergoundo (Jyekundo, Gyegu, Jieguzhen 結古鎮), lieu connu maintenant sous le nom de Yushu 玉樹 (Qinghai). Ayant à faire face à une population hostile et au vol de deux chevaux, le chef de mission décide de prendre deux chevaux des Tibétains comme otages. Cela déclenche une attaque au cours de laquelle Dutreuil de Rhins est blessé d’une balle puis achevé et son corps jeté dans le fleuve. Grenard, impuissant, ne peut intervenir pour le sauver. Fait prisonnier, il est finalement relâché et parvient à atteindre Xining par le Koukou Nor.
Grenard a pu sauver les notes prises lors de cette mission de trois années. Les résultats sont publiés par lui en trois volumes dont le premier relate le déroulement de l’expédition. Le deuxième volume traite de l’histoire et des populations du Turkestan chinois et du Tibet. Le troisième apporte des informations sur l’islam au Turkestan ; il comporte une partie archéologique et une partie de géographie physique où dominent l’orographie et l’hydrographie. Enfin un atlas de cartes dessinées d’après les carnets de route des voyageurs vient compléter l’ensemble. Parmi les informations archéologiques décrivant des ruines de grottes, quelques objets et des monnaies, il faut faire une place au manuscrit sur liber de bouleau où étaient inscrits des fragments du Dhammapada (Vers sur le Dharma) écrits en kharoṣṭhi et datant d’entre le 1er te le 3e siècle de notre ère, conservés à la BnF. Ce manuscrit, acheté à Khotan patr Dutreuil de Rhins et Grenard, aurait été trouvé dans une grotte de la région. Il a été identifié et étudié par Emile Senart en 1898 (Journal asiatique). D’autres fragments furent acquis par le consul de Russie à Urumqi et sont conservés à Saint-Pétersbourg. Outre le travail important de Grenard pour présenter les résultats de cette mission, le botaniste Adrien Franchet (1834-1900) s’est penché sur les plantes rapportées par Grenard dans deux articles, « Observations sur les plantes rapportées du Thibet par la mission Dutreuil de Rhins » et « Plantes nouvelles du Thibet provenant de la mission scientifique… ». Par la suite, Grenard est devenu diplomate, en poste en Turquie, puis en Europe orientale, il garde un penchant pour la partie de l’Asie centrale qu’il a parcourue et en 1904, notamment, il publie un ouvrage remarqué intitulé Le Tibet, le pays et les habitants.