L'Orient des écrivains

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Le « voyage en Orient » au sens de genre littéraire est l’invention du XIXe siècle. Pour mesurer cette métamorphose, il convient de le confronter au passé.

Bien entendu, les Européens n’ont pas attendu le siècle dit du progrès pour découvrir les différentes régions qui composent l’Empire ottoman : dans L’Écriture du Levant à la Renaissance. Enquête sur les voyageurs français dans l’Empire de Soliman le Magnifique (Droz, 2000), Frédéric Tinguely a analysé l’écriture des récits de sept auteurs (Jacques Gassot, Pierre Belon, André Thevet, Guillaume Postel, Pierre Gilles, Nicolas de Nicolay, Jean Chesneau) en montrant combien leurs livres se démarquent de la littérature de pèlerinage sur le modèle de la Peregrinatio in Terram Sanctam (1486) de Bernhard von Breydenbach : même si la rhétorique du lieu commun marque encore ces relations, elles s’émancipent toutefois du stéréotype et de la propagande pour se confronter à la réalité.

Au XVIIe siècle, époque où Molière se moque du Grand Turc dans Le Bourgeois gentilhomme et où florissent les relations commerciales avec le Levant, le Voyage d'Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant fait aux années 1675 et 1676, du médecin lyonnais Jacob Spon et du voyageur britannique George Wheler, se révèle particulièrement précieux pour les antiquités et pour la botanique. La fin du siècle est marquée par les travaux d’Antoine Galland, d’abord bibliothécaire et secrétaire particulier du marquis de Nointel, ambassadeur de la France auprès de la Porte, puis chargé de mission auprès du nouvel ambassadeur Gabriel de Guilleragues avant de devenir « antiquaire du roi » : les fragments de son journal sont conservés à la BnF. En 1694 Galland publie Les Paroles remarquables, les bons mots et les maximes des Orientaux, traduction de leurs ouvrages en arabe, en persan et en turc. Mais on lui doit surtout la traduction-réécriture des Mille et une nuits (1704-1711) dont dérivent toutes les adaptations occidentales.

Au xviiie siècle, l’Orient inspira d’illustres « Grand Tour » aux voyageurs anglais : Robert Wood et James Dawkins, The Ruins of Palmyra (1753) et The Ruins of Baalbek (1757) – dont s’inspira l’idéologue Volney ; James Stuart et Nicholas Revett, The Antiquities of Athens and Other Monuments of Greece (1762) ; Lady Mary Wortley Montagu, The Turkish Embassy Letters (1763) ; Richard Chandler, Travels in Asia Minor and Greece (1775) ; James Dallaway, Constantinople Ancient and Modern, with Excursions to the Shores and Islands of the Archipelago and to the Troad (1797). S’ils voyagent un peu moins, les Français rêvent à l’Orient en lisant l’Histoire d’une Grecque moderne (1740) de l’abbé Prévost, inspirée par l’histoire de la Circassienne Aïssé, ramenée à Paris par le comte de Ferriol, ambassadeur de la France à Constantinople.

La publication, en 1811, de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand marque un tournant : pour reprendre la formule de Philippe Antoine dans son bel essai, Quand le voyage devient promenade (PUPS, 2011), le déplacement, à la faveur du romantisme naissant qui exalte l’individu, affirme sa subjectivité et devient le prétexte d’excursions mentales diverses, exacerbées par la découverte de lieux perçus comme le berceau de la civilisation : l’Orient, indissociable de la construction de l’Occident, devient également indissociable de l’histoire de la littérature française. C’est cette conception du voyage et de l’Orient qu’illustrent les récits de Lamartine, Nerval, Gautier, Flaubert, Gobineau, Loti, Barrès et, par ricochet, les romans et poèmes de Balzac, de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas.

La peau de chagrin : études sociales par H. de Balzac

La peau de chagrin : études sociales par H. de Balzac. 1838

Il serait toutefois réducteur de limiter le « voyage en Orient » aux seuls auteurs estampillés comme écrivains de métier et repris dans les anthologies littéraires. La valeur littéraire excède ces catégories. C’est ainsi que Joseph François Michaud (1767-1839), historien royaliste, membre de l’Académie française, auteur d’une célèbre Histoire des croisades (Paris, Michaud-Pillet-Ponthieu, 1812-1822), marqua la postérité. En mai 1830, il entreprit avec Jean Joseph François Poujoulat (1808-1880), son assistant de la Bibliothèque des Croisades, un voyage en Grèce, à Constantinople et à Jérusalem. Poujoulat rentra seul à Paris par la Syrie et Michaud se rendit en Égypte. Leurs « lettres » (chapitres alternés sous forme épistolaire) parurent dans la Correspondance dOrient (7 vol., Paris, Ducollet, 1833-1835), dont la réputation dépassa largement les frontières de la France.

On s’en voudrait également de passer sous silence, parmi tant d’exemples, les récits de Victor Fontanier (1796-1857), ancien élève de l’École normale et de l’École des voyageurs naturalistes dépendant du Muséum (créée en 1819 par le ministère Decazes), envoyé en mission à Constantinople en 1821, qui parcourut l’Asie Mineure jusqu’en 1833 avant d’être nommé vice-consul à Bassorah (en 1838), correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Ses Voyages en Orient, entrepris par ordre du gouvernement français parurent en 3 volumes (Constantinople, Grèce, événements politiques de 1827 à 1829, Paris, Mongie Aîné, 1829 ; Turquie dAsie, Paris, Mongie Aîné, 1829 ; Deuxième Voyage en Anatolie, Paris, Dumont, 1834).

Dans le même esprit de porosité des frontières, tous les écrits du grand savant Ernest Renan, dont le style marqua profondément Anatole France et Maurice Barrès, mériteraient de figurer dans la rubrique littéraire. Les Ruines et paysages d’Égypte (1910) de l’égyptologue Gaston Maspero n’ont rien à envier à l’écriture du désert d’Eugène Fromentin. Quant au vicomte Eugène Melchior de Vogüé, diplomate passé à la littérature, auteur d’Histoires orientales (1880), c’est dans un roman, Le Maître de la mer (1903), qu’il livre l’évocation la plus éloquente des fouilles d’Auguste Mariette à Saqqarah.

Honoré de Balzac (1799-1850)

La Comédie humaine « sera comme les Mille et une nuits de l’Occident » : ainsi Balzac annonce son œuvre dans une célèbre lettre à Madame Hanska d'octobre 1834, qui en décrit pour la première fois le plan d’ensemble.

Andrea Del Lungo, professeur de littérature française à l’université Lille 3, membre de l’Institut Universitaire

Maurice Barrès (1862-1923)

De la lecture maternelle à la parution d’Une enquête aux pays du Levant, l’itinéraire de Barrès est placé sous le signe de l’Orient, mélange de rêves poétiques et d’enquête spirituelle. Barrès est le dernier écrivain français à s’être rendu dans l’Empire ottoman avant le bouleversement de la Grande Guerre.

Jessica Desclaux, docteur en littérature française, attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l’ENS.

La Princesse Cristina Trivulzio de Belgiojoso (1808-1871)

Figure importante de la première phase du « Risorgimento », la princesse Belgiojoso, femme de lettres et philosophe, fut contrainte à l’exil dans l’Empire ottoman en raison de son soutien aux « Carbonari ». On lui doit une évocation sensible et saisissante de la vie quotidienne des Turcs.

Sophie Basch, professeur de littérature française à l’université Paris-Sorbonne

François-René de Chateaubriand (1768-1848)

L'Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) de Chateaubriand, si célèbre qu'il fut rapidement désigné comme L'Itinéraire, est le modèle de tous les voyages en Orient du XIXe siècle : cherchant à se mesurer à l'Enchanteur, la plupart des écrivains mirent leurs pas dans les siens, pour l'imiter ou pour le contredire.

Sophie Basch, professeur de littérature française à l’université Paris-Sorbonne

Alexandre Dumas (1802-1870)

Minarets, chatoiements des soleils orangés sur les déserts du Sinaï, palmiers verts et ciels bleus, ruines antiques et traces de l’expédition d’Égypte, l’imaginaire d’Alexandre Dumas (1802-1870) est saturé d’orientales.

Sylvain Ledda, professeur de littérature française à l'université de Rouen

Gustave Flaubert (1821-1880)

Même si la publication de son Voyage en Orient est posthume, le grand romancier Gustave Flaubert contribua à la passion de son siècle pour l'Orient avec La Tentation de saint Antoine, Salammbô et Herodias.

Sophie Basch, professeur de littérature française à l’université Paris-Sorbonne

Anatole France (1844-1924)

L’une des singularités d’Anatole France en son temps, par rapport à Loti, Maupassant ou Lemaître, comme aux générations romantique et parnassienne, est sans doute de n’être presque pas du tout un écrivain orientaliste. Peut-être cette quasi impasse fut-elle un élément de son succès, avant de devenir une cause de sa disgrâce.

Guillaume Métayer, chercheur au CNRS, Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (UMR 8599)

Théophile Gautier (1811-1872)

C’est dans l’Espagne mauresque, visitée en 1840 avec Eugène Piot, que Théophile Gautier (1811-1872), romancier, poète, librettiste, critique d’art, de littérature et de théâtre, se forma une première vision de l’Orient.

Sophie Basch, professeur de littérature française à l’université Paris-Sorbonne

Joseph-Arthur de Gobineau (1816-1882)

Joseph Arthur de Gobineau fut nommé en 1855, pour une durée de trois ans, secrétaire d’une mission diplomatique en Perse. Il ne pouvait rêver meilleure destination. Pendant son adolescence, en Bretagne, il s’était enivré des Mille et une Nuits.

Pierre-Louis Rey, professeur émérite de littérature française à la Sorbonne nouvelle

Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832)

Réflexion sur la comparaison des cultures et la transmission des traditions,  le Divan d’Orient et d’Occident de Goethe, inspiré par le Diwān de Hafez et la poésie médiévale persane, est la première œuvre littéraire majeure de langue allemande qui participe de la construction « orientaliste ».

Laurent Cassagnau, membre du Centre d’Etudes et de Recherches Comparées sur la Création (CERCC, EA 1633)

Victor Hugo (1802-1885)

Victor Hugo n’a jamais voyagé en Orient. Pourtant, aucune histoire de l’orientalisme romantique ne saurait s’écrire sans mentionner son nom, tant Les Orientales inspirèrent durablement poètes, peintres et musiciens, et contribuèrent à configurer le « rêve d’Orient » du XIXe siècle.

Franck Laurent, Agrégé de Lettres, Docteur en Littérature, Professeur des Universités en littérature française des XIXe et XXe siècles

Alphonse de Lamartine (1790-1869)

Alphonse de Lamartine, écrivain et homme politique français, membre de l’Académie française, auteur de poèmes d’inspiration intime et religieuse, les Méditations et les Harmonies, accomplit en 1832-1833 un périple de dix-huit mois en Orient dont la relation parut en 1835.

Sophie Basch, professeur de littérature française à l’université Paris-Sorbonne

Pierre Loti (1850-1923)

C’est à Stamboul, vieux cœur d’empire séculaire, que Pierre Loti, dernier épigone du romantisme, vécut une expérience qui allait radicalement contourner sa vie et lui donner l’aspect qu’on lui connaît encore : celle d’un écrivain-voyageur, d’un homme unique et multiple.

Gaultier Roux, Docteur ès Lettres, Université Fudan, Shanghaï.

Gérard de Nerval (1808-1855)

Écrivain et traducteur français lié au mouvement romantique, Gérard de Nerval a produit une œuvre diverse et protéiforme. L’Orient, où il voyagea de 1842 à 1843, polarisa durant toute sa vie sa quête esthétique et spirituelle.

Rémy Arcemisbéhère, doctorant contractuel, CNRS - Université Paris-Sorbonne

Voltaire (1694-1778)

La relation que Voltaire entretient avec l’Orient, extrêmement riche, est marquée par le paradigme de l’« estrangement », le détour par l’Autre qui conduit à construire une conscience critique de Soi.

Guillaume Métayer, chargé de recherche, CNRS, Centre d’étude de la langue et des littératures françaises