Victor Hugo n’a jamais voyagé en Orient. Pourtant, aucune histoire de l’orientalisme romantique ne saurait s’écrire sans mentionner son nom, tant Les Orientales inspirèrent durablement poètes, peintres et musiciens, et contribuèrent à configurer le « rêve d’Orient » du XIXe siècle.
Mais le recueil poétique de 1829 n’est pas le seul texte à prouver l’intérêt porté par Hugo à cette zone vague qui s’étend des rives sud et est de la Méditerranée au fond de l’Asie. S’il est dépourvu de toute connaissance « de terrain », il se tiendra toujours informé des avatars diplomatiques de la « question d’Orient », assez pour soutenir diverses analyses géopolitiques sur la Turquie et sur la Russie (notamment dans la conclusion du Rhin, ou dans diverses interventions recueillies dans Actes et Paroles), ou encore, quoique de manière plus discrète et plus disséminée, sur l’Algérie. Il suit également d’assez près le développement intense des « sciences orientales » (en linguistique, philologie, archéologie, mythographie), comme le montre la petite anthologie de traductions inédites de poésies arabo-persanes qu’il joint en note aux Orientales. Mais son apport relève surtout de l’imagination créatrice. L’Orient « de » Hugo, pour n’être pas toujours très « réel », n’est pas seulement rêve ou fantasme : c’est une « figure ».
Victor Hugo : biographie : documents iconographiques
Figure politique, permettant d’approcher le mystère archaïque du pouvoir prédateur (Nemrod dans La Fin de Satan, par exemple), archaïsme toujours hélas susceptible de réactualisation. Mais l’Orient hugolien compte aussi bon nombre de figures archétypales de liberté et de résistance à l’oppression (du bandit grec au cavalier arabe), ou d’influence bénéfique du spirituel sur le temporel (« Le derviche » ou « Le poète au calife » dans Les Orientales, « L’an neuf de l’hégire » dans La Légende des siècles…).
Figure poétique surtout, au sens romantique, large et englobant, du terme. Les Orientales ont d’abord permis à Hugo de radicaliser pour son compte certaines potentialités du renouvellement poétique amorcé dix ans plus tôt : l’intensité chromatique de cet Orient qui emprunte sa palette à Delacroix plutôt qu’à Ingres ; l’opulence sonore d’un lexique « oriental » (arabe, turc, persan ou grec… moderne) audacieusement intégré au vers français ; l’image, souvent étonnante, parfois choquante par la crudité prosaïque des comparants. L’Orient poétique de Hugo n’est pas celui, désert et exténué, d’un certain discours hérité de Montesquieu. Sa principale caractéristique est la profusion, permettant le mélange éclaté des genres et des thèmes, et surtout la multiplication des voix : tout parle dans Les Orientales, la captive et l’hôtesse, le mufti et le klephte, les puissants et les pauvres, les bourreaux et les victimes, l’Orient et l’Occident, le flot, le ciel, la nuée… Sur tous les tons, railleur et rêveur, cruel et tendre… Quant au poète, il est parfois emporté lui-même dans ce tourbillon énonciatif : il s’orientalise en s’immergeant soudain dans l’univers qu’il décrit. Sans que soit jamais vraiment gommée la conflictualité qui préside encore aux relations entre Orient et Occident. Cette inspiration orientale, on la retrouve à l’œuvre plus tard, quand au creux des années 1840, alors que semble s’assoupir sa légendaire fécondité poétique, Hugo travaille à une transposition en vers d’épisodes de la Bible, ce Livre qui relève d’abord, pour lui comme pour la plupart des romantiques, de la poésie orientale. Cette intimisation poétique de l’Orient biblique nourrira largement, l’exil venu, Les Contemplations, Dieu, La Fin de Satan, La Légende des siècles… Ce dernier recueil permettant à Hugo de reprendre plus directement encore le motif arabo-turco-musulman, à travers les sections « L’Islam » et « Les trônes d’Orient ».
Dans William Shakespeare (1864), ce vaste essai dans lequel Hugo dresse le bilan de sa pensée de l’art et de la culture, la liste des quatorze « génies » de la poésie humaine, si elle n’est pas spécialement nationale (un seul Français, Rabelais), reste apparemment très « occidentale », limitée à l’Europe et à ses origines gréco-latine et judéo-chrétienne. Pourtant l’Orient pénètre, insistant, comme un horizon inattendu. Au moins par trois noms : Job, Lucrèce, Eschyle. Job, l’une des principales références bibliques de Hugo, est pour lui un poète arabe, « antérieur à Moïse […] Son poëme, dont le texte arabe est perdu, était écrit en vers ». Lucrèce, le poète-philosophe, est un Romain qui a voyagé vers l’Orient, qui « a étudié la Grèce et deviné l’Inde ». Or l’Inde, c’est l’infini impersonnel, ce qui à la fois dépasse l’individualité et ce qui ne parvient pas à l’atteindre ; c’est le lieu générique des épopées colossales, de ces « œuvres [qui] semblent avoir été faites en commun avec des êtres auxquels la terre n’est plus habituée ». Ainsi l’Occident, où s’est ancré l’humanisme et développée l’individualité, se distinguerait clairement de l’Orient, demeuré au stade du non-moi, de l’infini de la nature et de la divinité. Cette philosophie des civilisations est assez banale au XIXe siècle. Mais dans William Shakespeare, les choses ne sont pas si simples. Car le génie est précisément celui qui assume sa part d’infini, impersonnelle et indéterminée. C’est le cas d’Eschyle, qui « a de l’Inde en lui », qui « a le démesuré oriental ». Eschyle est celui qui a refusé de rejeter l’Asie (rejet qui, selon une histoire alors dominante, aurait fait la Grèce et la civilisation occidentale). Il rappelle la parenté profonde de l’Orient et de l’Occident. Il est, « dans toute la littérature hellénique, le seul exemple de l’âme athénienne mélangée d’Égypte et d’Asie. Ces profondeurs répugnaient à la lumière grecque. […] Eschyle n’avait pas cette horreur. […] Disons-le pourtant, la parenté de la Grèce avec l’Orient, parenté haïe des grecs, était réelle ». Ainsi, pas de génie sans cette part d’altérité intime assumée, cette « quantité d’infini », cette part d’« ignoré » – qu’on peut bien, chez un Occidental, nommer Orient.
Ajoutons pour finir que le rêve oriental a inspiré une part non négligeable de l’œuvre graphique de Hugo, ces dessins et lavis conservés pour l’essentiel à la Bibliothèque nationale de France et à la Maison Victor Hugo de la Ville de Paris.