L'Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) de Chateaubriand, si célèbre qu'il fut rapidement désigné comme L'Itinéraire, est le modèle de tous les voyages en Orient du XIXe siècle : cherchant à se mesurer à l'Enchanteur, la plupart des écrivains mirent leurs pas dans les siens, pour l'imiter ou pour le contredire.
De juillet 1806 à juin 1807, François-René de Chateaubriand (1768-1848), membre de l’Académie française, écrivain, diplomate et homme politique, fit un long périple considéré comme le premier « voyage en Orient » de la littérature française du XIXe siècle, à la charnière de l’esprit « antiquaire » et de la sensibilité romantique : l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811). Ce constat peut apparaître comme doublement paradoxal : l’auteur, de vieille souche bretonne, se sent homme du Nord ; il n’est pas attiré par les habitants, par les mœurs ni par les religions de l’Orient, pas davantage par le pittoresque que l’ambassadeur à Constantinople Choiseul-Gouffier, également féru d’antiquités, avait mis en avant dans son Voyage pittoresque de la Grèce (1782-1822). Non que Chateaubriand, qui s’était rendu en Amérique du Nord en 1791, ne fût pas de nature aventureuse. Légitimiste, il avait combattu les armées de la République avant de rejoindre en 1793 les Émigrés à Londres où il demeura jusqu’à la fin du siècle et où il commença à rédiger Le Génie du christianisme (1802), selon lui plus favorable aux arts et à la liberté que le paganisme et les Lumières. C’est dans cette optique qu’il envisage son périple. Comme l’a écrit Jean-Claude Berchet dans son édition de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (Gallimard, 2005), « son voyage en Orient se programme comme une remontée dans le temps, c’est-à-dire une anamnèse qui ne le conduira pas à la rencontre de fallacieuses altérités, mais à la recherche de ce qui fonde, depuis toujours, sa propre identité ». Chateaubriand s’intéresse avant tout aux pierres et le paysage historique domine, sinon relègue, les tableaux de la nature : de son propre aveu, il écrit « le livre de poste des ruines ». Car s’il exalte le christianisme, Chateaubriand est antiquaire dans l’âme et s’attribue des qualités quasi divinatoires. Il se flatta notamment d’avoir reçu des compliments sur son intuition historique, puisqu’il se vantait d’avoir, devant les ruines de Carthage, « remis à leur place les ports de Didon » et, dans le Péloponnèse, d’avoir retrouvé l’emplacement de l’antique Sparte. Ces vantardises ne manquèrent pas de faire sourire l’ancien assistant de Choiseul-Gouffier, Fauvel, vice-consul de France à Athènes, célèbre pour ses compétences archéologique, et de vexer son hôte à Argos, le médecin Avramiotti, qui publia en 1816 une brochure assassine pour dénoncer les bévues de l’Enchanteur. Qu’importent ces mesquineries : comme l’écrit Pouqueville, « les Muses pour le venger ont inscrit Chateaubriand au temple de Mémoire ».
Chateaubriand méconnut les peuples qu’il côtoya : ils l’intéressaient moins que lui-même. Le passage où il puise de l’eau du Jourdain dans un vase de cuir est demeuré fameux : Victor Hugo s’en souvint dans ses Odes et Ballades (« L’eau du saint fleuve emplit sa gourde voyageuse »), et de son cheval Épaminondas, le romancier et publiciste Edmond About écrit dans La Grèce contemporaine (1854) : « Cet animal a la même passion que M. de Chateaubriand : il veut emporter de l’eau de tous les fleuves qu’il traverse. »
Avec la fatuité indissociable de son génie, Chateaubriand reproduit dans les Mémoires d’outre-tombe une lettre de l’évêque d’Alais, cardinal de Bausset, qui lui écrit à propos des Arabes d’Égypte : « Que je vous sais gré, monsieur, d’avoir voué à la juste exécration de tous les siècles ce peuple stupide et féroce, qui fait, depuis douze cents ans, la désolation des plus belles contrées de la terre ! on sourit avec vous à l’espérance de le voir rentrer dans le désert d’où il est sorti. » Lamartine, dans son Voyage en Orient, corrigera ce mépris en partie biaisé : en dénonçant le despotisme oriental, Chateaubriand s’attaquait à celui du Premier Empire. À la fin du XIXe siècle, l’essayiste Émile Deschanel ne s’y trompe pas lorsqu’il compare les voyages en Orient des deux auteurs, dont le plus chrétien n’est pas celui qu’on croirait : « Lamartine, malgré ses échappées rationalistes, reste plus chrétien, par nature ou par éducation première, que l’auteur des Martyrs. Celui-ci, quoiqu’il se chamarre de foi, demeure païen dans l’âme et dans les moelles ».
Le triomphe de l’Itinéraire fut immédiat. Chateaubriand s’en félicita dans ses Mémoires : « L’année 1811 fut une des plus remarquables de ma carrière littéraire. Je publiai l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, je remplaçai M. de Chénier à l’Institut, et je commençai d’écrire les Mémoires que j’achève aujourd’hui. Le succès de l’Itinéraire fut aussi complet que celui des Martyrs avait été disputé. » L’édition ne varietur est toutefois celle de 1826, augmentée de la Note sur la Grèce en faveur de l’émancipation des Grecs de la férule ottomane, à l’époque où les philhellènes de l’Europe entière s’enflammaient pour cette guerre d’indépendance.
Tout comme bientôt Lamartine pour composer Jocelyn, Chateaubriand partit pour l’Orient en 1806 dans le but de chercher l’inspiration d’une épopée en prose exaltant la résistance des chrétiens persécutés par l’empereur romain Dioclétien, Les Martyrs (1809). Il voyagea en compagnie de son valet, qui tint son propre journal dont la rédaction présente un contrepoint prosaïque aux envolées lyriques de son maître : le manuscrit de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem par Julien, domestique de M. de Chateaubriand, fut publié par Édouard Champion en 1904. À son retour d’Orient, Chateaubriand collabora à l’Itinéraire descriptif de l’Espagne (5 vol., Paris, Nicolle, 1808) de son ami le marquis Alexandre de Laborde, avant de publier l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, et de Jérusalem à Paris en allant par la Grèce, et revenant par l’Égypte, la Barbarie et l’Espagne. Ce titre fleuve n’a rien d’exceptionnel à l’époque. Ainsi Eusèbe de Salle publia ses Pérégrinations en Orient ou Voyage pittoresque, historique et politique en Égypte, Nubie, Syrie, Turquie, Grèce pendant les années 1837-38-39. Des parodies attestent le succès de ce récit que tous les successeurs de Chateaubriand suivirent comme un guide ou cherchèrent à contredire : fleurirent ainsi d’acrimonieux et envieux Itinéraire de Pantin au Mont-Calvaire, en passant par la rue Mouffetard, le faubourg Saint-Marceau, le faubourg Saint-Jacques, le faubourg Saint-Germain, les quais, les Champs-Élysées, le bois de Boulogne, Auteuil et Chaillot, etc, ou Lettres inédites de Chactas à Atala ; ouvrage écrit en style brillant et traduit pour la première fois du breton sur la 9e édition par M. de Châteauterne (alias René Perrin) dès 1811 et, en 1812, tel autre Itinéraire de Lutèce au Mont Valérien, en suivant le fleuve Séquanien et en revenant par le mont des Martyrs (par Charles-Louis Cadet de Gassicourt, qui désigne Chateaubriand sous le nom de Maisonterne). En 1884, Edmond About, invité à inaugurer l’Orient-Express qui reliait pour la première fois Paris à Constantinople par la voie ferrée, pasticha encore le titre de l’archétype des voyages en Orient en intitulant son voyage De Pontoise à Stamboul. L’illustre Itinéraire représenta, tout au long du XIXe siècle, un modèle aussi permanent qu’encombrant.