Aventuriers

Les récits de voyageurs en langue française s’inscrivent dans une géographie plus large du voyage jusqu’à la péninsule indienne, ou au-delà. Celle-ci est parfois visitée sur le chemin du retour. Cette géographie évolue avec les modes de transport et la situation politique.

Premiers récits de voyage francophones à la fin du moyen âge 

Après le commerce avec l’Empire romain, le développement de l’empire Mongol, au 13ème siècle, facilite un renouveau des voyages européens à destination de l’Asie. Jourdain de Séverac est le premier français dont le voyage en Inde est avéré. Il se rend sur la côte Malabar, l’année 1321 en compagnie de missionnaires franciscains italiens. Les années suivantes, il réside à Quilon, aussi mentionné par Marco Polo, dans son récit écrit en français, à propos d’une visite trois décennies plus tôt. A son retour en Europe, Séverac est nommé évêque de Quilon. Sa trace se perd, mais subsiste le manuscrit intitulé Mirabilia descripta. Toujours au 14ème siècle, le Voyage ou Itineraria de Jean de Mandeville remporte un franc succès à travers l’Europe. D’origine disputée – française, anglaise ou belge – l’auteur mêle éléments factuels et légendaires caractéristiques de l’époque, comme la légende du Prêtre Jean, ce qui rend l’authenticité de son récit ouverte au débat. 

 

Du premier voyage de Vasco da Gama à 1664 : de nombreux récits 

Les équipages des navires européens faisant route vers l’Océan Indien, à partir du 16ème siècle, sont cosmopolites. Dès les premières expéditions transocéaniques, la l’impression des récits de voyages vers les Indes –occidentales et orientales – prend son essor, ainsi que la compilation d’extraits d’œuvres traduites, le vénitien Giovanni Battista Ramusio étant le compilateur le plus connu étant. 

Dès la première moitié du 16ème siècle, les armateurs normands équipent les premiers navires en partance de l’hexagone. L’expédition navale des frères Jean et Raoul Parmentier vers Sumatra en 1529 est ainsi soutenue par l’armateur dieppois Jean Ango. Après s’être approchée des côtes de l’archipel des Maldives, elle touche l’archipel indonésien et retourne en Normandie au printemps suivant. Le voyageur Marseillais Vincent le Blanc aurait lui navigué sur les côtes indiennes, entre 1570 et 1575. En 1601, l’apothicaire François Martin, et Pyrard de Laval voyagent sur le Corbin et le Croissant, deux navires de la Compagnie des Marchands de SaintMalo, Laval et Vitré, envoyés vers l’Océan Indien. A Goa, le premier rencontre un autre voyageur du nom de Jean Mocquet. Pierre Bergeron, géographe du roi, consigne le récit fascinant du second. Pierre-Olivier Malherbe est lui aussi originaire de Vitré. Il est parfois considéré comme le premier globe-trotter de l’histoire grâce à son périple d’est en ouest à travers les continents. Débarqué à Goa, il devient un familier la cour d’Akbar, aurait participé à une expédition aux sources du Gange et voyagé au Tibet. Toujours au début du 17ème siècle, au service de l’Estado da India, la Compagnie des Indes lusophone, le cartographe Pierre Berthelot de Honfleur produit des cartes parmi les plus exactes de son époque. 

 

Naissance d’un genre littéraire ? 

En 1665, Jean de Thévenot, célèbre voyageur français en Inde qui visite notamment les temples d’Ellora, mentionne « la quantité des beaux voyages imprimés, qui ont paru depuis vingt ans ». Cette observation est confirmée au début du siècle suivant par Jean Chardin, auteur d’un récit de ses voyages en Perse et en Inde.i 

Avant même la création de la Compagnie française des Indes par Colbert en 1664, le récit de voyage en Inde nourrit la curiosité et l’imagination, l’exemple le plus illustre étant celui de Jean-Baptiste Tavernier et ses six voyages. François Bernier, élève de Gassendi, en fait un projet littéraire et philosophique. Ces deux récits deviendront des références dans les manuels d’histoire de l’Inde indépendante. 

La couronne de France se lance dans l’aventure du commerce maritime avec l’Océan Indien avec la Compagnie des Indes orientales sous la direction de François Caron, elle prolonge également l’exploration des circuits existants – inclues les routes terrestres – avec une expédition rapportée par François de La Boullaye-Le Gouz, à la fois synthèse des relations passées et introduction aux voyages à venir. L’abbé Barthélémy Carré, « courrier du roi », est lui un témoin privilégié des premiers temps de la Compagnie des Indes orientales. Les particularités du commerce y sont rapportés par Georges Roques, agent de la Compagnie, en poste à Surat de 1676 à 1691, dans son manuscrit intitulé La Manière de Négocier dans les Indes orientales... L’aventurier italien Niccolò Manucci, arrivé neuf ans avant sa création pour un long séjour de plus d’un demi-siècle, en est un autre. Son Histoire de l’Inde de Tamerlank jusqu’à Orangzeb, écrit en français, est agrémenté de magnifiques miniatures d’artistes indiens traversant les siècles. 

De Malherbe à Manucci, ces voyageurs inventent et réinventent profession et identité au gré de leur périple et des opportunités, s’improvisant marchand, conseiller ou médecin. Ces récits sont marqués par le règne de la dynastie Moghol et la géographie des routes maritimes des Européens se greffe sur les itinéraires des marchands de l’Océan indien qui fréquentent déjà ces ports. En Inde, Surate est le plus grand port de l’empire Moghol. On retrouve également Chaul, Dabul, Goa, devenu capitale de l’Estado da India, les ports de la côte Malabar (notamment Calicut, et Cochin) et du Coromandel jusqu’à Masulipatnam, le port de la côte est relié à la riche Golconde, du nord de l’Odissa et du Bengale. Les cartes et les récits qui retracent ces itinéraires maritimes donnent toute leur importance aux îles, tel Ceylan, et autres archipels, telles que les Maldives, les Laquedives et Andaman et Nicobar. Ces derniers représentent en effet des points d’appui essentiels à la navigation. Au 17ème siècle, les routes terrestres qui relient les ports de Surat et de Masulipatnam à Golconde ainsi que les itinéraires fluviaux le long du Gange et de ses affluents apparaissent également dans les cartes. 

 

17-18ème siècles : explorations, et transferts de connaissance 

Les contacts directs se multiplient avec les compagnies des Indes orientales françaises successives (1664-1793). Les navires font désormais voile depuis l’hexagone, particulièrement le port de Lorient, port royal construit pour les besoins de la Compagnie. L’observation des habitants, de leurs techniques, de leurs rituels et d’autres aspects de la péninsule, se fait plus détaillée au cours d’une période qui voit un transfert de technologie important d’Asie vers l’Europe. Le Jardin de Lorixa est une des plus belles contributions de ces années. Ignoré jusqu’à sa découverte récente, Nicolas Lempereur, chirurgien de la Compagnie des Indes, basé à Balasore puis à Chandernagor, a réuni pour cet herbier plus de 720 plantes, entre la fin du 17ème et le début du 18ème siècle, représentées par des peintures d’artistes indiens.ii 

Les récits des voyageurs inspirent les philosophes des Lumières, mais aussi les artistes, en littérature, en peinture ou en musique. La Reine de Golconde, opéra salué par la cour du roi Louis XV, connaît une certaine postérité. 

Le profil de ces voyageurs ayant laissé des récits publiés ou inédits, fruits de ces années d’échanges directs et fréquents présentent des profils différents : militaire (La Flotte, Maissin, Louis de Féderbe de Modave, Maistre de la Tour, Charles-Joseph Patissier de Bussy, Bailli de Sufren, ou Etienne de Jouy), agent commercial (Joseph Carpentier de Cossigny, Jean Law de Lawriston), missionnaire ( Joseph Tieffenthaler, Jean Calmette, Gaston-Laurent Coeurdoux, François-Xavier Wendel, Jean Antoine Dubois, Jean-Charles Perrin, Jean Antoine Dubois, Paulin de Saint-Barthélémy), marin (Foucher d’Obsonville, Louis de Grandpré), intendant (Pierre Poivre), magistrat (Bailli de Suffren, Collin de Bar), médecin (Charles Dellon, Brunet), naturaliste (Pierre Sonnerat) architecte (Legoux de Flaix), astronome (Alexis-Marie de Rochon, Le Gentil), et agent secret (Pallebot de Saint-Lubin, Dehaies de Montigny, Stanislas Lefebvreiii et Guy de Courson). Dans la seconde moitié du 18ème siècle, le Bengale et le Deccan deviennent l’objet d’une rivalité accrue. 

 

Seconde moitié du 18ème siècle : au service des Princes Indiens 

Cette rivalité entre compagnies des Indes européennes et entre souverains indiens voient le développement graduel de l’emprise britannique après la mise sous tutelle du subah du Bengale consécutive à la victoire à Plassey en 1757, à la perte française de Chandernagor et celle hollandaise de Chinsura. L’empire français un temps aperçu sous la gouvernance de Dupleix se délite offrant aux souverains indiens une main d’œuvre militaire française prête à offrir ses services. 

Ces derniers jouent parfois le rôle de marchand-militaires comme les pérégrinations étonnantes de Jean-Baptiste Chevalier au Bengale et en Assam qui laisse des notes dans l’espoir d’un renversement de la puissance britannique. Leur témoignage constitue souvent un document de valeur concernant les rivalités entre princes qu’ils servent ou contre lesquels ils se battent, et des bouleversements rapides entraînés par le développement de la domination anglaise. 

Plusieurs officiers français, tels que René Madec, Antoine de Polier, Pierre Cuillier dit Perron, de Boigne, Jean-Baptiste Gentil ou Joachim Raymond, intègrent l’organisation militaire et administrative des souverains de la péninsule indienne et même de l’East India Company comme Claude Martin, homme d’affaires, collectionneur et mécène pour les souverains de l’Awadh. Ceux qui atteignent les plus hautes positions intègrent la vie de cour, et suivent leurs traditions de mécénat commissionnant des manuscrits et des miniatures dont plusieurs survivront et enrichiront les fonds des bibliothèques européenne, notamment ceux de la Bibliothèque royale. Ainsi les legs de Boigne, Polier et surtout l’exceptionnelle collection de Gentil constituent des fonds inestimable sur une période peu étudiée. 

Fort de son séjour en Inde entre 1755 et 1762, Abraham Anquetil-Duperron laisse un tableau sans concession de la domination britannique, et pose les premiers jalons de l’indianisme français. Son entreprise de traduction des textes zoroastriens posera les jalons d’une longue et étroite association entre la communauté parsie et la France. 

 

19ème siècle : Ethnographie et tourisme 

Au début du 19ème siècle, Victor Jacquemont et Alfred Duvaucel incarnent les derniers feux de l’orientalisme de terrain.iv Les deux naturalistes morts prématurément en Inde, laissent une correspondance qui fait date. 

Dans les récits de voyageurs et les représentations iconographiques, le regard se fait plus ethnographique. Avant même l’ouverture du canal de Suez en 1869, le voyage en Inde devient « touristique », comme avec Les jeunes voyageurs en Asie, ou Description raisonnée des divers pays compris dans cette belle partie du monde de Pierre-Césard Briand en 1829. Cette période voit aussi des voyageurs consacrer des ouvrages à la navigation tel que le Journal de la navigation autour du globe de la frégate "la Thétis" et de la corvette "l'Espérance" pendant les années 1824, 1825 et1826 de Hyacinthe de Bougainville, fils du navigateur célèbre explorateur, et surtout Essai sur la construction navale des peuples extra-européens ou collection des navires et pirogues construits par les habitants de l'Asie…, publié en 1841 par l’Amiral Pâris qui reste aujourd’hui une référence en la matière. 

Avec l’industrialisation des imprimés, la revue Le Tour du Monde publie des récits qui marquent les esprits par leurs images autant que leur texte. C’est le cas de « Voyage dans les Provinces méridionales de l’Inde, 1862-1864 » d’Alfred Grandidier (1869), et, surtout, de L’Inde des Rajas par Louis Rousselet paru entre 1870 et 1874. Avec ses 317 gravures - un grand nombre d’après photographie - de son voyage en train dans les états princiers de l’Inde à la fin des années 1860, ce récit qui fera l’objet d’un livre inspirera notamment Jules Verne. 

L’ouverture du Canal de Suez voit une accélération du rythme des voyages. Toujours dans le Tour du Monde parait en 1883 le « Voyage d’une Parisienne dans l’Himalaya occidental (Koulou, Cachemire, Balistan, Dras) » Ujfalvy-Bourdon et en 1888 « Huit jours aux Indes », par le collectionneur Émile Guimet. Culturel ou de montagne, et dès la fin du 19ème siècle mystique et politique, l’ère du tourisme est lancée. 

 

i Dirk Van der Cruysse, Mercenaires français de la VOC, La route des Indes hollandaises au XVIe siècle, p. 48, Paris, Chandeigne, 2003. 

ii Raj, Kapil, Relocating Modern Science: Circulation and the Construction of Knowledge in South Asia and Europe, 1650-1900, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007 

iii https://bibliotheques-numeriques.defense.gouv.fr/document/0b7e7b64-6061-4942-8479- 85470d915d2e 

iv Jérôme Petit, Alfred Duvaucel, Victor Jacquemont,. Impressions de voyages en Inde. 1818- 1832, Paris, Pocket, 2015

 

Publié en novembre 2024