Du Jardin, Daniel

Une présence soudaine de Daniel Du Jardin [Daniyal du Jardi dans les archives perses] au cours de l’année 1777 dans les régions de Kol (Aligarh), Khair, Etah et Farrukhabad, dans le nord de l’Inde, suivie d’un profond silence à son sujet après 1788 ; l’obscurité qui caractérise les traces de l’histoire de Du Jardin complique la tâche qui consiste à dresser le portrait de sa vie.

Pour autant, sa présence au cœur de la politique et de l’économie du nord de l’Inde à la fin du dix-huitième siècle était loin d’être insignifiante, comme le reflètent la pléthore d’archives historiques qu’il a lui-même laissées derrière lui, aujourd'hui conservées à la Bibliothèque Nationale de France. Les archives présentent un point de vue « intérieur » et très « étranger » de la situation politique au dix-huitième siècle dans la région turbulente du nord de l’Inde, un récit qui diffère considérablement des discours anglophiles et persophiles. On notera d’ailleurs que personne ne sait comment ces documents sont parvenus jusqu’à la Bibliothèque Nationale. On ne peut que conjecturer, à partir de certaines des références indicatives recueillies dans les archives existantes, que selon toute vraisemblance, ils y ont été apportés par Antoine-Louis Polier, dans le jagir duquel, à Lucknow, Du Jardin a probablement séjourné clandestinement pour se protéger des foudres des Britanniques dans les dernières années. Malheureusement, nous peinons à trouver un seul document de Du Jardin dans lequel il parle de lui.

Daniel Du Jardin était de descendance française, puisque lorsqu’il signait, les dates et les mois étaient notés au format français. Mais quand est-il arrivé en Inde ? Et comment a-t-il réussi à si bien s'implanter, au point de pouvoir pénétrer les profondeurs de la vie locale et de recevoir des ijaras (contrats d’affermage) ? Cela reste un mystère. Il est certain qu’il a eu des mentors. Et bien que l’on ne sache rien d’eux, il est certain que Du Jardin a collaboré avec certains d’entre eux dans le cadre de ses affaires. Ses associés et ses proches collaborateurs étaient Antoine-Louis Henri Polier, Louis Percerel et Louis Perry. Des marchés qu’il a conclus, d’autres noms ont également émergé : James Grant, Robert Grant Sarfaraz-ud Daula Mustaqim Jung et Stewart. Son gumashta (mandataire), qui le représentait dans le cadre de ses marchés, était Munshi Tek Chand. Il semble qu’il était très actif sur le plan politique puisque dès 1777, le résident britannique de Lucknow, Nathaniel Middleton, accuse Du Jardin de correspondre avec Chevalier et de négocier avec Najaf Khan contre les Britanniques dans ses correspondances avec Lord Hastings.

D’après les déclarations de Du Jardin, il se présente principalement comme un négociant et un marchand d’indigo, de coton et de céréales. Or, les archives qu’il a laissées derrière lui indiquent qu’avec le temps, il est devenu producteur principal et propriétaire d’usine.

Du Jardin semble ne pas être un ordinaire marchand-négociant européen. La portée de sa puissance et ses liens avec les cercles d’élite et à l’intérieur de ces cercles se distinguent avec force. Outre ses liens étroits avec les grands commerçants français et les élites vivant au sud de l’Asie à l’époque, comme nous le disions plus haut, il a reçu les faveurs des plus grands et puissants wazirs nawabs de l’époque, Shuja-ud Daula (1754-1775), Asaf-ud Daula (1775-1797) et le wazir adjoint, Najaf Khan d’Awadh. Et ses connexions ne se limitaient pas aux élites : il avait également de bonnes relations avec la sphère politique locale. Il recevait les faveurs du Raja Himmat Singh Bahadur (1780-1812) d’Etah.

C'est peut-être le seul commerçant-négociant européen connu à avoir reçu les ijaras (contrats d’affermage) des Nawabs et des Rajas locaux. Le Raja Himmat Singh d’Etah lui a octroyé les ijaras des mauzas (villages) de Pilwah, Nidhauli et Porah dans les régions du taalluqa Jarara, du tappa Khair et du sarkar Kol (Aligarh). Les autres villages dont il possédait les ijaras à Jarara étaient Andla, Bajhera, Bhanera, Bamni, Bhogpur, Bargaon, Jahangarh (Hasangarh ?), Jarara, Jaisinghpur, Kakola, Kunwarpur, Nigola, Naila, Tatarpur et Uswara. Il possédait également des ijaras aux parganas Sikandarpur et Marehara (villages Dehgawan et Dharawi dans le taalluqa Marehara). L’ancrage, l’influence et la puissance de Du Jardin dans la localité de Jarara étaient tels qu’un village distinct a été baptisé Du Jardin Nagar (bien qu’il ne soit aujourd’hui plus traçable). L'objet principal de son commerce était l’indigo, qu’il faisait cultiver dans les villages de son ijara et qu’il transformait également dans ses propres usines implantées à Pilwah, Porah, Marehara et Farrukhabhad. Il a également installé ses propres entrepôts (kothar) à Etah, Farrukhabad, Jarara, Kasganj, Kol, Marehara, Pilwah et Porah.

Son rôle en tant que prêteur-ijaradar dans l’économie locale des villages n’était également pas de piètre importance. Dans ses collections documentaires se trouve une impressionnante collection de documents de taqavi (prêts agricoles) se rapportant au tappa Jarara, au pargana Khair et au sarkar Kol (Aligarh), détaillant des taqavis (prêts agricoles) accordés à des paysans, ainsi qu’à des muqaddams du village. Ces documents trouvent leur importance dans le fait qu’ils prouvent que Du Jardin, en sa qualité d’ijaradar, a avancé des prêts conséquents qui ne semblent pas avoir été des actes à simple visée philanthrope. Le seul fait qu’ils étaient accordés pour une saison agricole à un taux d’intérêt de 25 pour cent (s’élevant annuellement à 50 pour cent) prouve indubitablement qu’il s’agissait là d’une nouvelle source de revenus exorbitants pour Du Jardin en qualité de marchand-financier.

L’ascension de Du Jardin indique qu’au cours de cette période de grande agitation où l’autorité de l’empereur moghol Shah Alam (1760-1788) connaissait un déclin notable, les Rajas (chefs d’État) locaux tels que Himmat Bahadur d’Etah montraient, eux, des signes de l’exercice de leur puissance et de leur autorité. Par ailleurs, c’est également une indication claire de la transition, des conflits et de la coopération qui se sont opérés entre les puissances locales face aux Britanniques et aux Français lors de cette phase cruciale de la rivalité anglo-française. Fait intéressant à souligner ici, même après le traité de paix de 1763, le jargon administratif britannique en Inde a conservé des signes de la méfiance prononcée qui régnait à l’égard des Français. Cette évolution se reflète clairement dans la destruction et la disparition finale de la puissance de Du Jardin dans la région. Cette méfiance flagrante transparaît toutefois dans les demandes d’après 1780 de Du Jardin faites au résident britannique de Farrukhabad, John Willes, qui n’avait aucune confiance en les Français et les accusait de conspirer et de se rallier aux puissances locales, Najaf Khan et Chevalier, contre les Britanniques. Le résident était résolu à les déraciner complètement du nord de l’Inde. Son subordonné, le duc, qui fut envoyé par Willes pour extorquer Du Jardin, semble avoir été celui qui a fini par provoquer la fin de Du Jardin en parvenant à faire fermer l’usine d’indigo de ce dernier à Pilwah et à l’expulser de sa demeure à Marehara. Bien que nous ne sachions pas en détails ce qu’il est advenu du vaste empire commercial de Du Jardin, le fait même qu’après 1788, nous n’ayons aucun document de sa main, l’année où Polier lui-même a rejoint l’Europe, indique que bien avant le départ de Polier, Du Jardin a probablement été complètement écrasé par les forces britanniques anti-Français, et il est fort probable qu’il ait été « tué » ou soit « décédé ». Si les documents ne donnent aucune indication en faveur de cette hypothèse, la décision de Polier d’emporter la collection entière de Du Jardin indique que lors de ses dernières années (1788 en tout cas), Du Jardin avait trouvé refuge chez Polier, ce dont il a souvent été accusé par les Britanniques, terminant ainsi sa vie sur les terres de Polier en laissant derrière lui son vaste répertoire d’informations que, pour notre plus grand bonheur, Polier a emporté en France

 

Publié en mai 2023

Références :

  1. Bibliothèque Nationale, Paris, France, Mss. Indien 809-813

  2. Bibliothèque Nationale, Paris, France, Mss. Supplément Persan 1581-1582, 1594-1604

  3. Antoine-Louis Henri Polier, Ijaz-i Arsalani, en deux volumes, Bibliothèque Nationale, Paris, France, Mss. Supplément Persan 479 et 479a

  4. Hastings Papers, British Museum Add. 29138, Correspondances de Middleton à Hastings, 1777

  5. S. Nurul Hasan (1978-79), « Du Jardin Papers: A Valuable Source for the Economic History of Northern India », 1778-87, Indian Historical Review, vol. V, N° 1-2.

  6. Colas Gérard, Richard Fr. Le fonds Polier à la Bibliothèque nationale. Dans : Bulletin de l’École française d'Extrême-Orient. Tome 73, 1984. p. 99-123