Palmyr Cordier

Depuis sa thèse de doctorat, sur la médecine hindoue, Palmyr Uldéric Alexis Cordier (1871-1914) était déterminé à se rendre lui-même en Inde pour étudier les textes ayurvédiques dans leur version originale en sanskrit.

Vivre et mourir dans le Corps de santé des colonies

Au terme d’études menées pour devenir médecin dans le Corps de santé des colonies français, il fut initialement envoyé en poste au Sénégal, puis à Madagascar, où il fut atteint des mêmes maladies tropicales que celles qu’il apprenait à traiter. Mais même pendant ces périodes, il poursuivit son étude du sanskrit, mais également du tibétain, de nombreux textes sanskrit d’importance ayant uniquement subsisté dans leur traduction tibétaine.

En 1898, il finit par obtenir un poste à Chandernagor, une colonie française située au Bengale près de Calcutta. Bien qu’il n’y soit resté qu'un peu plus de deux ans à travailler en hôpital, il réussit tout de même à parcourir le nord de l’Inde et à recueillir des exemplaires de centaines de manuscrits. En 1901, il fut affecté à Pondichéry, où il poursuivit ses recherches avec un travail de catalogage de manuscrits médicaux au sein de la bibliothèque gouvernementale des manuscrits orientaux de Chennai (désormais hébergée par la bibliothèque du centenaire Anna). L’étude de ces textes lui permit de publier un long article révolutionnaire dans Le Muséon, qui demeure aujourd’hui encore, plus de cent ans plus tard, une référence incontournable.

Malheureusement, Cordier ne vécut pas suffisamment longtemps pour exploiter pleinement les textes qu’il avait collectés ; lorsque la première Guerre mondiale éclata, il fut fait prisonnier en Alsace et fut interrogé. S'il fût rapidement relâché, il mourut quelques jours après, chez lui, à Besançon. Et pendant deux siècles après sa mort, la poignée d’articles qu’il avait publiés fut tout ce qui restait du travail qu’il avait effectué. Ce n’est qu’en 1932 que Jean Filliozat retrouva et identifia la collection de manuscrits de Cordier chez un libraire antiquaire parisien, suite à quoi, avec l’aide de Sylvain Lévi, il déposa une requête auprès de la BnF pour acheter l’ensemble. Aujourd’hui, les manuscrits de Cordier sont divisés en fonds Chinois, Indien, Sanscrit et Tibétain .

signature de Cordier sur un manuscrit

Figure 1 : Sanscrit 1256 Yogaśataka, 1r. La signature de Cordier.

 

La collection Cordier redécouverte

La valeur de ce que Cordier avait recueilli est incommensurable. Lorsque Filliozat termina de recenser les textes de la collection, il publia la liste des manuscrits dans le Journal asiatique. Beaucoup de ces manuscrits sont des transcriptions – parfois même de la propre main de Cordier – de travaux rares et importants. Cordier avait une méthode intéressante : pour certains manuscrits particulièrement importants, il commençait par photographier le manuscrit, puis procédait à une transcription d’après les photos. Dans ses notes méticuleuses, il indique qu’il utilisait des plaques Wratten et Wainwright, et du papier Kodak Eastman pour ses impressions. Parmi ces plaques et ces tirages photographiques, aujourd'hui conservées à la BnF, on trouve des photographies d’un ancien manuscrit népalais du Kāśyapasaṃhitā,[1] un texte majeur sur l’ayurveda. Seuls deux manuscrits fragmentaires de ce texte ont été retrouvés ; le manuscrit népalais photographié par Cordier a depuis été perdu.

En plus de constituer une ressource capitale sur la médecine indienne ancienne, la collection de Cordier recense également d’innombrables informations sur les savants indiens au tournant du siècle. Si Cordier copiait parfois les manuscrits lui-même, il employait également parfois des pandits compétents en sanskrit pour les transcrire. La transcription du Kāśyapasaṃhitā, par exemple, a été commencée par Cordier, mais à la page 5, c’est une autre main qui prend la suite, et à la fin du manuscrit, le scribe donne son nom dans le colophon : Kavirāja Umeśacandra, expert en ayurveda, qui a également relu le travail d’autres scribes. Il y a d’autres scribes pour lesquels nous avons moins d’informations (comme Prohita Dīnānātha, qui a copié de nombreux manuscrits de Bikaner, Kesampath Kumara Chakravarthi, qui a recopié du Madras, ou encore Dhannālāla Śarmā, qui travaillait pour Gaṅgādhāra Jośī à Alwar) mais grâce à leurs colophons, et en les rapprochant des notes détaillées de Cordier, on peut commencer à reconstituer certains des réseaux intellectuels qui faisaient avancer le savoir sanskrit dans l’Inde moderne.

manuscrit avec la signature de Cordier

 

Trésors cachés de la renaissance du Bengale

Cordier s’étant spécialisé en médecine indienne, c’est naturellement sa collection de manuscrits médicaux qui a reçu le plus d’attention. Mais il semblerait qu’il ait également collecté plus de cent manuscrits sur des sujets non liés à la médecine, dont la plupart sont passés inaperçus depuis que Filliozat les a recensés. Par exemple, Sanscrit 1438, page simple en feuille de palme que Filliozat n’avait pas identifiée, est un fragment du célèbre Aṣṭasāha srikā Prajñāpāramitā ; un manuscrit bouddhiste remontant peut-être au 11e siècle. Sanscrit 1442.2, autre fragment remontant probablement au 12e siècle, est aujourd’hui le plus ancien document connu témoignant de l’existence de Vahnipurāṇa, un texte qui n’a été que récemment édité à partir de quelques manuscrits relativement récents.

Malgré le peu de connaissances dont nous disposons sur la manière dont Cordier a acquis ces manuscrits et sur les raisons qui l’y ont poussé, on peut toutefois discerner une certaine logique. Hormis certains fragments très anciens en sanskrit, un assortiment de dharanis tibétaines et certaines miscellanées dans d’autres langues, la majeure partie des manuscrits non médicaux proviennent du Bengale. Ils remontent au 18e ou au 19e siècles et nous donnent un aperçu inouï de ce que les spécialistes ont nommé la Renaissance du Bengale. Là encore, les colophons des scribes sont riches en noms de sommités de la période : Mṛtyuñjaya Vidyālaṅkāra,[2] paṇḍit en chef du Fort William College ; Śivaprasāda Śarmā, tuteur de Ram Mohan Roy ; Rādhākānta Tarkavāgīśa, qui a travaillé avec Sir William Jones ; et Haraprasāda Śāstrī, qui a prêté à Cordier un certain nombre de manuscrits et compte également parmi les spécialistes les plus célèbres du Bengale du 19e / début du 20e siècle. Bien que tout soit sensiblement passé inaperçu, Cordier nous a, de par sa collection, donné par inadvertance accès à l’histoire intellectuelle du Bengale moderne.

manuscrit avec écriture sanscrit

 

Publié en Avril 2024

Palmyr Cordier