Mathématiques

Bien que nos algorithmes de calcul proviennent des systèmes de numération indiens et que certains pensent que Pierre de Fermat aurait pu être influencé par Bhāskara II (XIIe siècle) dans son choix de proposer la résolution de l’équation 61x² + 1 = y² à Frénicle, on n’observe pas d’intérêt soutenu en France pour les mathématiques et l’astronomie indienne avant la fin du XVIIe siècle.

C’est J.B.Tavernier qui, le premier, signala avoir vu à Bénarès, dans un « Collège, que le Raja Jesseing le plus puissant des Princes Idolâtres qui fut alors dans l’Empire du Grand Mogol, a fait bâtir pour l’éducation de la jeunesse des bonnes maisons, (…) plusieurs Bramins, qui faisaient en terre avec de la craie diverses figures comme de Mathématiques ».

Le Raja Jesseing, ou plutôt Jai Singh, dont il est question ici, est l’arrière grand-père de Jai Singh II (1689-1743), fondateur de la ville de Jaipur (Rajasthan) et grand amateur d’astronomie et de mathématiques. Il a conçu et fait construire cinq grands observatoires, à Jaipur, Ujjain, Delhi, Mathura et Bénarès, ce dernier sur le toit du Collège dont parle Tavernier. Il a aussi collaboré avec des astronomes hindous et musulmans, et a longuement cherché à obtenir l’envoi d’un missionnaire astronome depuis l’Europe[1].

À la fin de l’année 1684, arriva en France une ambassade siamoise, qui fut reçue à Versailles, ce qui suscita à Colbert l'idée d'envoyer en Extrême-Orient une ambassade comprenant des jésuites mathématiciens, tous enseignants au Lycée Louis le Grand à Paris. Leur voyage fut relaté par le Père Tachard, qui les accompagnait, et par l’Abbé François-Timoléon de Choisy (1644-1724), coadjuteur auprès du chevalier Alexandre de Chaumont, ambassadeur extraordinaire et chef de l’expédition. Ces jésuites ne sont pas les premiers à avoir atteint l’Inde et la Chine. Ainsi, Philippe Couplet (1623-1693), parti de Lisbonne en 1657, revint après 1681 pour être reçu à Versailles par Louis XIV, mais aussi Antoine Thomas (1644-1709)[2], qui a effectué des observations astronomiques en Inde avant d’atteindre la Chine. Dès son entrée à la Société de Jésus (collège de Namur), ce dernier se destinait aux missions pour les Indes orientales en se perfectionnant dans les mathématiques et l’astronomie, au point de rédiger un ouvrage de mathématiques à l’intention des candidats missionnaires pour la Chine[3].

L’ambassade du chevalier de Chaumont fut suivie d’une deuxième (mars 1687-juillet 1688), menée par Monsieur de la Loubère. Celui-ci ramena en France un manuscrit astronomique contenant des « préceptes pour le calcul des éclipses ; mais (…) incomplets, sans exemple de calcul », d’après Bailly. Selon le même, « M. le Gentil, de l’Académie des sciences, a rapporté en 1772 de la côte de Coromandel, les Tables & les préceptes astronomiques des Indiens de Tirvalour. (…) M. le Gentil les a accompagnés d’exemples qui en facilitent l’intelligence (…) ». Enfin, Bailly dit avoir trouvé « deux manuscrits de Tables indiennes (…) ; l’un lui a été donné par le P. Patouillet qui étoit le correspondant des Missionnaires ; & l’autre envoyé de l’Inde par le P. du Champ au P. Gaubil, avoit été communiqué par ce Missionnaire à M. de Lisle. (…) ».

Le P. Gaubil (1689-1759) était missionnaire en Chine et a beaucoup communiqué avec le P. du Champ (1693-1740) et le P. Boudier (1686-1754), tous deux missionnaires et astronomes en Inde[4]. De plus, le P. Boudier a effectué un voyage de Cassimbazar (Bengale) à Jaipur, du 6 janvier au 10 septembre 1734, et retour, et a publié ses observations. Boudier était accompagné du P. Pons, qui écrivit : « Les Bracmanes ont cultivé presque toutes les parties des mathématiques ; l’algèbre ne leur a pas été inconnue ; mais l’astronomie, dont la fin étoit l’astrologie, fut toujours le principal objet de leurs études mathématiques (…) ». Pons mentionne alors différents termes sanskrits d’origine grecque, utilisés en astronomie, comme hora et kendra, et termine sa lettre : « Quand nous fûmes arrivés à Jaëpour, le prince, pour se bien convaincre de la vérité de ce que j’avois avancé, voulut savoir l’étymologie de ces mots grecs, que je lui donnai. J’appris aussi des Bracmanes de l’Indoustan, que le plus estimé de leurs auteurs avoit mis le soleil au centre des mouvemens de Mercure et de Vénus. »[5]

L’auteur, « le plus estimé de leurs auteurs », dont il est question ici est Āryabhaṭa (né en 476 ap.J.C.), mathématicien et astronome le plus ancien dont nous ayons conservé le nom. Il n’était pas connu en Europe à l’époque du P. Pons et il fallut attendre 1879 pour pouvoir le lire dans une traduction française partielle, même si son ouvrage principal, l’Āryabhaṭīya, avait été analysé et édité auparavant par un auteur anglophone[6].

De la même époque date l’édition, avec traduction anglaise, du plus ancien texte indien à contenu mathématique[7]. Ce texte, intitulé Śulvasūtra ‘Traité du cordeau’, fait partie des traités rituels de l’époque dite védique (avant l’ère chrétienne) et enseigne comment construire les différents autels sacrificiels. Ceux-ci ayant des formes et des aires strictement prescrites, leur construction nécessite de solides connaissances mathématiques, comme le théorème dit de Pythagore, par exemple. L’un de ces traités, le Baudhāyana Śulvasūtra, a été traduit en français récemment[8].

Du début du XIXe siècle datent aussi les premières études des œuvres mathématiques de Brahmagupta (VIIe siècle) et de Bhāskara II (XIIe siècle), par un savant anglais, Henry Thomas Colebrooke (1765-1837). Ce dernier était arrivé en Inde en 1782 comme « écrivain » de l’East Indian Company (EIC), et rentra en Angleterre en 1815, avec de nombreux manuscrits sanskrits. Il en fit don à l’India Office Library, et rédigea son Algebra, with Arithmetic and mensuration, from the Sanscrit of Brahmegupta and Bhascara, Londres, 1817, consacré à deux œuvres de Bhāskara II, la Līlāvāti et le Bījagaṇita, ainsi qu’au Brāhmasphuṭasiddhānta de Brahmagupta. Ces ouvrages sont cités par Rodet, dans l’article mentionné ci-dessus, où il note, à propos des valeurs indiennes de π, qu’« Al-Khârizmi cite cette valeur comme due aux ‘astronomes’ indiens. » Cette estimation de π provient en fait d’Āryabhaṭa : « Cent augmenté de quatre, multiplié par huit, [et] aussi soixante-deux mille, [est] approximativement le périmètre du cercle de diamètre deux ayuta (= 20000) » (Āryabhaṭīya, II.10).

L’un des principaux contributeurs à notre connaissance des mathématiques indiennes fut Franz Woepcke (1826 - 1864), même s’il consacra l’essentiel de son activité aux sciences arabo-persanes. Dans un article[9], où il décrit une méthode d’Abu’l-Wafā pour déterminer sin 1° ou sin 30’, Woepcke mentionne un article de Charles M. Whish[10]. Dans cet article, Whish parle d’emblée d’Āryabhaṭa, citant le vers précisant que 62832 est le périmètre du cercle de diamètre 20000, puis d’autres meilleures valeurs approchées de π tirées des ouvrages mentionnés dans le titre de son article. Il faut noter encore qu’un autre article, plus ancien, de Whish (« On the alphabetic notation of the Hindus », Transactions of the Literary Society of Madras, Part I, 1827, p.54-62) a été relayé dans le Journal Asiatique par E.Jacquet[11]. Selon Jacquet, Whish y décrit le système de notation des nombres particulier à Āryabhaṭa ainsi que le système dit kaṭapayādi, qui forme des mots, dits vākya, ayant aussi valeur de nombres. On constate que ce système, que Jacquet croyait très ancien, est décimal et positionnel[12]. Après 1858, à l’instigation du prince Boncompagni, Woepcke orienta ses travaux vers l’histoire de l’arithmétique et la question de la transmission des chiffres et des algorithmes entre l’Inde, le monde islamique et l’Europe médiévale[13].

 

Publié en septembre 2024


[1] Voir J.M.Delire, « Astronomes européens à la cour de Savai Jai Singh II », Journal des savants, janvier-juin 2013, pp.175-192.

[2] D’après Histoire de l’Académie Royale des Sciences depuis son établissement en 1666 jusqu’à 1699, Tome VII.2, à Paris, 1733, et L.Hennequin, « Les premières observations astronomiques occidentales, par le père Thomas de la Société de Jésus au Siam à la fin du XVIIe siècle », Aséanie 13 (2004), p.63-101.

[3] Synopsis Mathematica complectens varios tractatus quo hujus scientiae tyronibus et missionis sinicae candidatus breviter et clare cincinnavit P.Antonius Thomas è Societate IESV. Il a été analysé par le père Bosmans dans « L’oeuve scientifique d’Antoine Thomas », Annales de la Société Scientifique de Bruxelles, XLIV (1924), pp.69-179.

[4] Voir Le P. Antoine Gaubil S.J., Correspondance de Pékin 1722-1759, publiée par Renée Simon, Préface par Paul Demiéville de l’Institut, Appendices par le P.Joseph Dehergne, S.J., Ouvrage publié avec le concours du CNRS, Etudes de philologie et d’histoire 14, Librairie Droz, Genève, 1970.

[5] Lettre au P.du Halde, datée du 23 novembre 1740 à Careical, côte de Tanjaour, in LEC, Tome quatorzième, pp.44-45, édité en 1781, à Paris.

[6] H. Kern, « On some Fragments of Āryabhaṭṭa (sic) », Journal of the Royal Asiatic Society, vol.XX (1863), p.371-387 et H. Kern, The Āryabhaṭiya with the Commentary Bhatadīpikā of Paramādīśvara, Londres, 1874.

[7] G. Thibaut, 1875, « On the Śulvasūtra », JASB 44, p.227-275, et G. Thibaut, 1875-77, « Baudhāyana Śulvasūtra, with the Commentary by Dvārakānātha », The Pandit, Bénarès.

[8] J.M. Delire, Les mathématiques de l’autel védique : le Baudhāyana Śulbasūtra et son commentaire Śulbadīpikā. Edition critique, traduction et commentaire. Préface de Pierre-Sylvain Filliozat, Librairie Droz, Genève, 2016.

[9] Woepcke, « Sur une mesure de la circonférence du cercle, dûe aux astronomes arabes, et fondée sur un calcul d’Aboûl Wafâ », JA 5e série, tome 15 (1860), p.281-320.

[10] « On the Hindú Quadrature of the Circle, and the infinite Series of the proportion of the circumference to the diameter exhibited in the four S´ástras, the Tantra Sangraham, Yucti Bháshá, Carana Padhati, and Sadratnamála », Transactions of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, 1834, Vol.3, No. 3, p.509-523.

[11] « De la notation alphabétique des Indiens par M.C.M.Whish », JA (août 1835), p.116-130.

[12] Pour plus de détails, voir P.-S.Filliozat, « Mathématiques et scolastique dans l’Inde médiévale », in J.M.Delire (éd.), Mathematics and Astronomy in India, Peeters, Louvain, 2012, p.78-85.

[13] Il publia alors L’introduction de l’arithmétique indienne en Occident (publiée par la Tipografia delle scienze matematiche e fisiche, la maison d’édition de Boncompagni), 1859, « Introduction au calcul gobarī et hawâī », Atti 19 (1865/66), p.365-383, « Mémoire sur la propagation des chiffres indiens », JA 6e série, tome 1 (1863), p.27-79, 234-290, 442-529, et « Sur quelques anciennes méthodes de multiplication. Extrait d’une lettre adressée par M. François Woepcke à D.B.Boncompagni », Rome, Imprimerie des sciences mathématiques et physiques, 1863 [18 p.].

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